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«Je n'ai qu'une passion: celle qui me permet d'être libre sous le joug, content dans la peine, riche dans la nécessité et vivant dans la mort.» Giordano Bruno

mercredi 24 juin 2009

Le vieux soldat

J'étais assis sur mon balcon en train de profiter du soleil d'été, un peu vedge, et je pouvais jurer que le voisin d'à-côté ne parlait pas tout seul, car je croyais qu'il était fou, mais qu'il me parlait à moi, assis tranquillement de son côté en buvant sa quille, séparés que nous étions par une division en verre. Il me proférait des insultes en prétendant parler aux oiseaux ou en prétendant commenter la circulation, les autos juste en bas de nous, ou encore des gens qui passaient; je voyais sa silhouette au travers de la paroi de verre, il ne regardait jamais en ma direction, mais toujours de côté, il continuait à me lancer des insultes indirectement en faisant de petites allusions dans lesquelles je reconnaissais quelques détails m'appartenant. Je ne savais pas quoi faire, je me disais qu'il était fou ou très probablement saoul, et je n'avais pas envie de repartir une guerre avec un voisin pour la xième fois.

Une fois, la police est venue cogner à sa porte pour lui dire d'arrêter le tintamarre. Il a tenu tête aux policiers; c'était une carcasse malingre, crâne rasé, l'oeil mauvais, tonitruant, le type dont tu t'éloignes pour éviter le trouble; il leur a déballé son histoire de soldat maboul, et j'ai tout entendu dans cet édifice de papier-mâché, où il fallait s'habituer à connaître tout de la vie sexuelle des autres, et vice-versa. Impossible d'avoir une vie intime dans un appartement où les murs sont un pouce d'épais. J'entendais même les voisins chuchoter la nuit lorsque tout est tranquille.

Je me disais, ça y est, ils vont l'embarquer et on va avoir la paix. Les policiers s'en sont retournés, ils avaient apparemment du respect pour ce pauvre disjoncté qui leur gueulait à la face toutes ses insanités. Là, j'ai compris qu'il était un peu plus coriace que je pensais. Puis, le temps a passé, l'hiver est venu, on s'est retrouvé au printemps. Un beau jour, je me suis penché pour voir ce qui se passait sur son balcon, parce qu'un de mes chats, Chucky, que je n'aimais pas beaucoup, il mangeait mes fils de télé, d'ordi, traversait toujours de l'autre côté. J'ai découvert un immense champ de mines dans la neige : mon chat détestable avait chié sur son balcon tout l'hiver. Voulant éviter une guerre totale, j'ai cogné à sa porte et lui ai demandé s'il voulait que je ramasse la marde de mon chat. Il me répondit : «Ben non, je vais la ramasser, ça ne me dérange pas du tout, j'adore ce chat.» J'étais surpris de la réponse, je m'attendais plutôt à une vraie chicane, j'ai insisté, mais il n'a pas voulu. Il était en fusion avec mon chat dysfonctionnel.

Quelques mois plus tard, je suis à l'hôpital, ma blonde est en train de mourir d'un lymphome. Je viens la visiter tous les jours complètement désespéré, saoul, gelé, je lui apporte des fruits qu'elle ne mange pas, je ne sais même pas si elle se rend vraiment compte que je suis là de toute façon. Sa nouvelle voisine de chambre est une régulière du trottoir, complètement finie, que je n'ai pas de peine à reconnaître; elle vient de fumer un joint en cachette et ça sent dans toute la chambre. Contrairement à d'habitude, il n'y a rien pour m'asseoir, alors je vais dans la chambre d'en face pour chercher une chaise. J'entre dans la chambre et je prends la chaise, en me retournant pour mieux regarder le patient qui est immobile dans son lit, je reconnais mon voisin.

Il me dit : «Comment va Chucky?» Puis, après quelques paroles d'intro il en vient directement au fait : «J'ai un cancer généralisé, il me reste quelques jours à vivre. C'est fini pour moi, vraiment fini.» Je ne savais pas comment réagir, j'étais désolé, mais je ne savais pas comment lui montrer. Puis j'ai compris que ce type ne m'avait jamais détesté, mais qu'il pestait contre sa condition qu'il devait probablement connaître depuis un certain temps : il savait qu'il allait mourir, mais il gardait ça pour lui. Mon chat détestable lui tenait compagnie alors qu'il n'avait plus personne.

Trois jours plus tard, on ouvrit la porte à côté : c'était vrai cette fois, on venait ramasser le peu de choses qu'il avait. Il était mort. J'avais eu le temps dans sa chambre de sympathiser avec lui avant qu'on l'emmène dans le pavillon des mourants, c'était un bonhomme très gentil; puis on s'est salué une dernière fois et je suis reparti avec la chaise. Encore plus dépressif parce que j'étais maintenant entouré de mourants, je suis revenu dans la chambre en racontant l'histoire à ma blonde.

Elle s'en est finalement sortie, au bout d'une longue lutte et avec mon soutien inconditionnel pour la faire sortir de là. Je l'ai souvent kidnappé de l'hôpital pour l'emmener voir les écureuils dans le parc Lafontaine en chaise roulante. Puis j'essayais de lui faire manger de la poutine, qu'elle dégueulait aussitôt; elle était tannée des solutés. La première chose qu'elle a faite quand je l'ai ramené à la maison, c'est se diriger vers le dépanneur pour acheter des cigarettes, je n'ai jamais réussi à la convaincre d'arrêter; elle était faible et je ne me suis retourné qu'un instant alors que je la supervisais et elle est tombée sur le dos comme une planche dans la ruelle. Je l'ai relevé, elle n'était pas blessée, mais elle tenait encore bien fermement sa cigarette. C'est à ce moment que je sus que la santé était revenue.

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