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«Je n'ai qu'une passion: celle qui me permet d'être libre sous le joug, content dans la peine, riche dans la nécessité et vivant dans la mort.» Giordano Bruno

mardi 11 janvier 2022

La voie magique de la facilité

À l'évidence, il semble que je vais finir par crever un jour. L'humanité est encore trop empêtrée dans de fausses conceptions sur la justice, la vie, la santé, l'éthique, etc. Ce que j'écris, pense ou fais, n'aura jamais aucun impact sur personne et peu m'importe.

Je sais qu'il y a des choses à découvrir dans ma vie, même pour moi-même. C'est en revenant sur le passé que je prends conscience de mes bons choix, de mes erreurs, parfois de mes fatalités, mais plus étrange encore, des choses que j'ai faites sans m'en rendre compte. Comme rendre la nuit la plus obscure lumineuse.

À ma grande surprise, j'ai souvent embelli le passé le plus misérable, mais à mon insu. Ce n'est que plus tard, en y revenant au moyen de la musique qui y est associée, que je réalise toute la dimension artistique que l'événement avait prise dans mon esprit. Une nostalgie me prend alors, et pourtant je souffrais et voulais fuir ces moments pénibles de ma vie. C'est ainsi que nous ne savons en réalité où le bonheur nous attend. Il peut être partout, et voilà le fondement de l'optimisme.

Je ne suis pas optimiste par principe, je suis un artiste de l'optimisme, malgré moi, semble-t-il. Je n'aime pas les gens qui croient de prime abord et trompettent à tout vent que «ça va bien aller», car tous savent au fond qu'on n'en sait rien, et que le bonheur passe parfois par le négatif. L'essentiel serait plutôt de comprendre que le négatif n'est pas la fin de l'histoire.

Ce qui me pèse beaucoup est de ne pas avoir réussi à atteindre mes objectifs. Je sens quotidiennement comme un clou dans ma chair que j'ai raté ma vie. Certains diront que j'ai peut-être placé la barre trop haute. Mais moi je crois qu'elle n'est jamais assez haute. On peut facilement voir là-dedans un cercle de masochisme où je me tape constamment sur la tête même après avoir accompli des choses incroyables, mais ce serait ridicule. Ce tapage sur la tête n'est peut-être qu'un signe qui essaie de me dire que je ne suis pas en train de poursuivre les bons objectifs, et que je suis sur la mauvaise voie depuis trop longtemps. Je commence à réaliser cela de plus en plus. C'est l'avantage de l'âge et du fait de se rapprocher d'une certaine échéance de la vie.

J'ai voulu prouver aux autres mon intelligence parce que je me suis toujours senti sous-estimé parmi une gang de caves qui me reléguait constamment à des tâches subalternes comme passer la moppe ou ramasser les vidanges. J'avais envie de leur exploser la tomate. Mais j'ai fui comme je pouvais, et je me suis retrouvé dans encore plus de merde. J'ai compris tout récemment qu'une sorte de fatalité me poursuivait de façon impitoyable. Cette fatalité, elle est en moi, parce que j'ai toujours cru que les gens pouvaient voir en moi et me comprendre, et qu'ils étaient fondamentalement compatissants et bons. Qu'ils pouvaient comprendre mes nobles et louables idéaux, mais la vérité est qu'ils ne les comprennent pas, qu'ils s'en crissent totalement, et qu'ils sont prêts à me passer dessus si je ne me tasse pas de leur chemin. C'est la violence que j'ai subie toute ma vie.

Je suis pratiquement certain que si je parvenais finalement à devenir professeur de philosophie, je me ferais écoeurer constamment par les pires vaches, que je serais réduit à donner des cours sur des sujets secondaires, que les élèves ainsi que les autres professeurs me feraient chier sans raison. Pourtant, c'est mon rêve en ce moment de pouvoir atteindre un jour cet objectif. Cet objectif serait à coup sûr un autre échec retentissant, mais pourquoi alors j'y tiens tant? Je n'ai pas de réponse simple à cette question.

La seule réponse que je peux me donner pour l'instant est que c'est probablement un faux objectif comme tant d'autres que j'ai d'implanté dans ma tête pour je ne sais quelle raison. Il faut que j'arrête de me tuer pour ces conneries, ces beaux idéaux, puisque je n'y parviendrai jamais. Me diriger dans ces voies, c'est m'envoyer à la morgue, il faut que je finisse par le comprendre.

Mon intérêt pour la philosophie n'a aucun rapport avec l'enseignement de la philosophie à qui que ce soit. Mon intérêt pour les livres et la connaissance n'a aucun rapport avec le métier de bibliothécaire ou les cours universitaires dans lesquels je me suis fourvoyé. Mon intérêt pour l'écriture n'a aucun rapport avec le fait d'écrire un livre qui sera au moins lu par plus de trois personnes. La bonne nouvelle là-dedans, c'est que j'ai des intérêts. Par contre, ils ont été comme déviés de leur nature première, parce qu'ils ont été réfractés dans le miroir de la société elle-même fourvoyée. C'est là que nous mène la confiance aux autres, au lieu d'avoir confiance en soi-même.

Je n'ai pas vu assez clair en moi pour comprendre qu'il fallait démêler mes propres et réels intérêts des intérêts que la société me chuchotait à l'oreille, tout en s'en crissant. En réalité, la société ne comprend rien à mes intérêts, à mes amours, à ma façon d'aimer, à mes passions, et essaie plutôt de recycler tout cela dans ses propres intérêts, mais tout en s'en foutant, comme je l'ai dit, puisqu'elle m'ajuste en coupant quelques morceaux dans un gabarit one size fits all. Autrement dit, si on suit ce qu'elle nous suggère, on ne fait que se retrouver à la servir, au lieu de se servir soi-même. On ne se sert pas quand on sert la société, car en retour la société ne peut me donner ce dont j'ai réellement besoin, et la façon dont j'en ai besoin, et ce n'est pas une vie, c'est l'enfer quotidien de millions de travailleurs et de bûcheurs inutiles qui se retrouvent dans les hôpitaux à force de privations d'eux-mêmes. En réduisant tout à des rapports marchands, on s'empêche de comprendre les choses les plus subtiles et les plus belles de la vie, et surtout, on ne peut jamais être satisfait même dans la plus grande abondance de biens, car on s'oublie soi-même, en plus de se sentir oublié par les autres.

J'ai compris que ma nouvelle ligne de conduite devait reposer sur un principe extrêmement simple: le flow. Si je ne suis pas dans cet état en faisant une chose, soit je ne suis pas en train de faire la bonne chose, soit ce n'est pas le bon moment, soit je ne la fais pas de la bonne façon. Par exemple, quand j'écris je ne sens jamais que j'ai à fournir un effort. Par contre, il faut que j'aie envie d'écrire, que je sente que j'ai quelque chose à dire, autrement, ça ne fonctionnera pas et mon écriture sera pénible. Je dois donc choisir le bon moment et laisser venir l'inspiration avant de me lancer dans l'écriture. L'erreur est de croire que parce qu'on fait quelque chose qu'on aime, on peut le faire pendant huit heures par jour et quarante heures semaine, comme la société l'exige. Ma «fenêtre» de bonheur dans les activités que j'aime est beaucoup plus restreinte que cela et je ne tiens aucunement à devenir un boeuf de labour de l'écriture, comme il y en a partout aujourd'hui.

C'est le même principe pour mes «objectifs»: si pour y parvenir je dois passer par des cours universitaires qui me feront chier, et qu'ensuite je dois me faire chier à enseigner des matières qui ne m'intéressent pas juste pour faire mes preuves, avec des profs et des élèves qui n'ont pas la flamme sacrée de la philosophie, c'est un suicide d'emprunter cette voie. Je dois me faire plaisir et choisir la voie de la facilité, à l'encontre de la volonté de la société qui me met des bâtons dans les roues parce qu'elle ne sait ce qu'elle fait depuis toujours, et qu'elle ne sait faire autrement.

Ce que je fais facilement est ce que je fais le mieux.

Voilà le principe qui devrait guider toute conduite.