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«Je n'ai qu'une passion: celle qui me permet d'être libre sous le joug, content dans la peine, riche dans la nécessité et vivant dans la mort.» Giordano Bruno

mardi 23 juin 2009

La chute

Car qui commence par obéir n'en finira jamais. Tchouang-tseu

Là-dehors, sous l'éclairage des lampadaires, de la lumière crépusculaire, rosée, feutrée, automnale, entre les autos, se trouve l'ombre, entre les feuilles, lumière camouflée, une allusion fugitive, toute la nuit, toute ma vie. À la lumière des néons, la guerre de soi contre soi.

Je me censure moi-même à chaque instant. Esclave de l'argent, de l'alcool et de l'amour, je pense avoir un contrôle sur les choses, mais ce sont elles qui, à la fin, me contrôlent. Je passe, mais les choses, elles, restent. Je vis pour les choses, et ce sont elles qui m'utilisent.

Les jours passent, les mois, et bientôt les années, et je suis toujours prisonnier de la même situation. Mon caractère m'y ramène à chaque fois. Je suis irascible, raisonneur, sensuel.

Ma relation avec K. s'est aggravée depuis quelque temps. Un soir nous prenions un verre au bar, elle m'a confronté, et j'ai été forcé de tout lui avouer. Elle n'arrive pas à accepter mon passé, et pourtant, pour moi, le passé est justement, le passé. J'ai fait des choses difficiles à comprendre pour la plupart des gens, mais je suis une personne de coeur, et j'aime aller jusqu'au bout de ce que j'entreprends. J'aime aller jusqu'aux limites, pour voir ce qu'il y a de l'autre côté. Je n'ai pas peur des extrêmes, je les cherche au contraire, et je suis prêt à mourir à chaque instant, je l'ai toujours été.

Pendant des années, j'ai tenté la mort, et ne l'ai jamais trouvé. J'ai voulu mourir pendant toutes ces années, pour je ne sais quelle raison; maintenant, je veux vivre, mais je n'y arrive pas. Ma vie ressemble à un cercle, et je reviens toujours au même point. Au même point infernal.

Ma vie se noie dans l'alcool et l'oubli, je suis condamné. Il n'y a rien à faire, c'est vers la mort que tout s'achemine.

La vie a fini par me transformer. Je n'ai jamais eu d'endroit fixe où vivre, de foyer, de situation stable. Je me sens, évidemment, responsable de mon malheur. L'époque où j'étais étudiant en philosophie me semble assez lointaine, par contre, je n'ai jamais autant lu de livres de philosophie depuis la fin de mes études. Je rêve à Nietzsche par intervalle, et même si je crois que Heidegger est le plus grand philosophe, il ne m'arrive jamais de rêver à lui. Nietzsche vient chercher mon intérieur avec la Volonté de Puissance, et je crois qu'il a fait de même avec Heidegger. J'aime beaucoup Kierkegaard, un être torturé au plus profond, qui a rejoint, de même, Heidegger. Je me suis souvent enivré en lisant Kierkegaard tard la nuit, surtout le Post-scriptum, et par la suite, les Miettes philosophiques, car je sentais une identité profonde, une affinité extraordinaire, presque invraisemblable, entre moi et lui. Kierkegaard et Nietzsche sont les seuls philosophes qui m'ont ému tellement je me sentais comme eux.

Hegel est le philosophe qui m'est le plus antipathique. La volonté de système est très tentante pour quiconque, cependant, la vie est si complexe, si touffue en possibilités, qu'il est impossible, je crois, de la systématiser. Le symptôme systématique est une volonté de contrôler à tout prix, ce qui est incontrôlable. La volonté de système est la peur devant le chaos, devant la vie, mais surtout une étroitesse, engendrée par l'ignorance, probablement une séquelle de la perte de notre statut de centre de l'univers.

Disciple de la cocaïne, victime de mon désir d'expériences intenses, je suis esclave de la drogue. Mon cerveau semble configuré pour accueillir son hôte, de façon épisodique, mais tout de même, permanente. Je semble n'avoir aucun contrôle sur ce système, qui m'écrase totalement, au fil des années. C'est le seul système que je connaisse, Hegel, comme une drogue, si semblable à lui, au fond. Une volonté de contrôle sur ma vie, imposée par moi-même, une discipline nocive, mortelle, infinie, un désir d'éternité, de béatitude schizophrénique, maudite.

Des phantasmes sexuels à jamais inassouvis, avec K., assise nue sur mon visage, mange mon anus, salaud. Un jour, mon visage, soudainement vieux, reflets du visage d'un criminel. Ce visage, massacré par le temps, continu pourtant à trouver des admiratrices, qui raffolent des formes, désormais sèches et carrées.

Les études terminées, je me suis consacré à des choses plus concrètes, comme gagner ma vie. Flaubert disait : Toutes les fois qu'on me parle d'argent, j'ai la sensation esthétique de quelqu'un qu'on plongerait dans les latrines. C'est effectivement comme cela que je me sens présentement : la tête plongée dans la cuvette. Je n'aime pas l'argent, et je n'ai jamais eu l'ambition de devenir riche. J'ai exercé mon métier de professeur de philosophie à l'université pendant deux ans, et puis j'ai tout foutu en l'air. Ma soif d'émotions fortes m'a trahi; j'ai rencontré K., une beauté gothique, prostituée du centre-ville de Montréal de laquelle je suis tombé amoureux, qui m'a initié à la cocaïne, et puis je suis tombé, toujours plus profondément dans la déchéance, jusqu'à perdre mon emploi.

Personnellement, je n'en ai rien à foutre.

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