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«Je n'ai qu'une passion: celle qui me permet d'être libre sous le joug, content dans la peine, riche dans la nécessité et vivant dans la mort.» Giordano Bruno

mercredi 24 juin 2009

À propos d'un ancien nazi

Elle avait essayé de lui faire une pipe, mais ça lui faisait trop mal à la prostate. Elle l'avait rencontré dans le cadre de son «travail de rue». Il allait devenir par la suite un ami, au lieu d'être un simple client. Ce que je n'appréciais pas trop.

Avec le temps elle s'attacha à lui comme à un papa, lequel d'ailleurs elle n'a jamais connu, sauf des papas de fortune dans les familles d'adoption. C'était un vieillard haïssable qui collectionnait les élastiques et les pots de beurre de peanut. La finition du décor dans sa maison était restée en suspens depuis l'accident de sa femme qui l'avait paralysée et rendue aphasique. Elle était dans une chambre au fond, parallèle à la chambre du couple, clouée dans un lit depuis vingt ans, incapable de parler ni de comprendre facilement ce qu'on lui disait. Il fallait surtout utiliser des images pour savoir par exemple ce qu'elle voulait manger. J'ai trouvé ça horrible, puisque si elle préférait mourir, elle ne pouvait même pas l'exprimer. Je l'ai trouvé gentille, une grand-maman comme les autres, mais de plus en plus mécontente disait-on.

En plus de collectionner des vidanges, le vieux collectionnait aussi de belles bouteilles de vin dispendieuses. Elles étaient dans son cellier, spécialement aménagé au sous-sol; d'ailleurs, le sous-sol ne servait qu'à cela, à part d'avoir des outils ou des bricoles qui traînaient un peu partout. Cette maison n'avait qu'une visée «pratique», l'esthétique avait été oubliée, soit par manque de l'élément féminin, soit par paresse. Ma blonde faisait le ménage, préparait les repas, prenait soin du vieux, de sa femme paralysée et changeait aussi les couches et aidait pour la déplacer. Lorsque je disais plus tôt que la dame était de plus en plus mécontente, on en avait une preuve quand ma blonde venait juste de changer sa couche et qu'elle chiait à nouveau par exemple, juste au moment où elle devait quitter. Elle ne chiait pas «tout» la première fois pour pouvoir la garder plus longtemps avec elle, parce qu'elle s'ennuyait à mort, ou elle faisait cela pour la faire chier à son tour, selon l'humeur du moment. En tout cas, ce qu'on sait c'est que lorsque ma blonde partait, ça la faisait chier plus souvent qu'autrement.

Un jour, il lui a avoué qu'il avait été soldat nazi en Allemagne. Moi qui étais fasciné par la Deuxième Guerre, je lui ai demandé de lui tirer les vers du nez. Il avait été aviateur très jeune, 16 ans je crois, et il avait tiré et bombardé beaucoup de monde de son avion. En tout cas, ma blonde me disait qu'il criait dans son sommeil et qu'il faisait des cauchemars épouvantables. Il avait très mauvaise conscience des actes qu'il avait commis. C'est pour ça qu'il faisait du bénévolat quelque part, je sais pas quoi, mais je sais qu'il participait à des causes pour aider les gens. À part d'être une gratte-cenne, il avait apparemment un coeur, pour les putes surtout. Moi, quand j'appelais chez lui pour savoir qu'est-ce qui se passait avec ma blonde, il consultait l'afficheur, répondait en me traitant d'«emmerdeur» et me raccrochait au nez. Évidemment, il ne savait pas de quoi j'étais capable. Dans ce temps-là, je fumais du crack pour déjeuner, j'étais assez fêlé. J'ai décidé de passer outre et de faire comme s'il était fou, après avoir bien sûr pété une méchante coche. J'avais pas envie de me retrouver encore en dedans pour un vieux con, et en plus ma blonde ne l'aurait pas pris, elle l'aimait trop.

Les enfants du bonhomme ne venaient jamais le voir et l'avaient pratiquement abandonné depuis des années. Il détestait ses filles pour ça; il savait qu'elles revenaient le voir parce qu'il allait crever bientôt : on lui avait diagnostiqué un cancer généralisé. Elles se battaient déjà pour savoir qui allait avoir quoi. Elles avaient peur aussi qu'il lègue tout à une pute, rencontrée par hasard au coin d'une rue. L'une d'elles, F., à qui il avait fait confiance et lui avait laissé les clés de la maison, lui avait volé toutes ses bouteilles de vin en compagnie d'un «chum» de passage qui avait ouvert le coffre de son char en reculant dans le driveway. Elle s'est tellement piquée avec l'argent des bouteilles, qu'ils l'ont retrouvée morte d'une overdose dans une ruelle d'Hochelaga. Le vieux était profondément attristé, par le vol des bouteilles qu'il avait collectionné pendant des années sans jamais pouvoir les déguster, et par la mort de la fille qu'il avait essayé pendant des années de redresser et de sortir de la rue.

Il devait prendre sa chimiothérapie, mais ça lui faisait tellement mal dans tout le corps qu'il a décidé d'arrêter et de se laisser mourir. Ensuite, on lui a prescrit de la cortisone, mais ça l'affaiblissait trop, et il a arrêté de prendre ça aussi. Quand la mort t'accule au mur, y a rien à faire. La première fois qu'il m'a conduit chez lui avec ma blonde, il conduisait si vite que je devais m'accrocher en arrière pour ne pas basculer. Il voulait me montrer qu'il est un «homme», le pauvre con. C'est typique. Quand j'ai su que ma blonde était malade du sida, et que moi, miraculeusement, je ne l'avais pas, nous n'avons plus couchés ensemble, et nous nous sommes séparés graduellement. Après deux ans, j'ai commencé à regarder ailleurs, ça lui a fait beaucoup de peine, à moi aussi; j'avais mauvaise conscience en l'abandonnant, mais je ne pouvais rien y faire. Je lui ai expliqué que je ne pouvais pas rester ma vie à attendre, et que je devais poursuivre ma vie, que je devais m'en aller. Ce furent des moments très difficiles, déchirants; j'ai fini par quitter, et refaire ma vie dans le bon sens. Elle a continué à prendre soin de son vieux, qui l'avait accepté comme elle était, et lui prodiguait, certainement, un certain réconfort. En même temps, je lui disais de se préparer psychologiquement à son départ, parce que ça allait être un autre coup dans sa vie, qui n'a jamais été facile.

Un beau jour j'ai reçu le téléphone inéluctable : le vieux nazi était mort. Mon ex m'a raconté qu'un soir il avait mal aux côtes, il s'est donc rendu à l'hôpital pour savoir ce que c'était pendant que mon ex continuait à prendre soin de sa femme paralysée. Il n'est jamais revenu. Ils l'ont couché dans un lit, lui ont donné de la morphine et au matin il était mort. Elle n'a jamais pu lui faire ses adieux, et c'est ce qui la traumatisait le plus. J'ai essayé de la réconforter le plus que je pouvais, alors qu'elle sanglotait très fort au téléphone, et j'ai réussi jusqu'à un certain point, puisque j'étais son seul et réel réconfort; elle n'avait ni famille ni amis depuis longtemps, même pas sa fille qui avait été kidnappée par sa soeur qu'elle n'a plus jamais revue.

Aujourd'hui, elle continue à visiter sa femme qui est dans un centre de soins. Elle se rend en autobus lorsqu'elle le peut, car c'est très loin. Elle lui amène plein de magazines avec beaucoup d'images, pour qu'elle puisse les regarder. Ce sont la plupart du temps des magazines américains sur les célébrités.

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