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«Je n'ai qu'une passion: celle qui me permet d'être libre sous le joug, content dans la peine, riche dans la nécessité et vivant dans la mort.» Giordano Bruno

lundi 29 juin 2009

Dix ans plus tard

On cogne à ma porte, je suis saoul mort et j'écoute ma dernière chanson, le volume dans le tapis, avant de me trancher la veine jugulaire avec un couteau à steak mal aiguisé. Je fais mes adieux à la vie, à mon moi-même, à ce que j'ai été, à ce que je suis, à ce que j'aurais pu être, mais on insiste à la porte : on ne me laissera pas crever en paix.

J'ouvre la porte : six boeufs les dents serrées avec gants de cuir et goggles me font face : on est prêts pour moi. Ils ont pitonné mon dossier et ils ont vu que j'étais un fou : ils savaient à quoi s'en tenir et ils n'ont pris aucune chance. En bas, c'est la panique : on pense qu'on vient arrêter un gros criminel. J'ai décidé de coopérer, à la grande surprise des flics qui m'en étaient très reconnaissants d'ailleurs, tout en gardant cependant un oeil ouvert. Je reste poli, civilisé, je ne fais aucun mouvement brusque, je ne provoque pas, je ne résiste pas : on se demande si c'est bien moi, et tellement, qu'on ne me met même pas les menottes, «gentillesse» qui aurait été fatale à une autre époque. J'ai décidé que je m'en foutais, j'étais déjà mort de toute façon, on ne pouvait plus rien me faire.

C'est là que le grand voyage commence : on me trimballe un peu partout dans Montréal comme du bétail, premièrement à l'hôpital, où je pense à un moyen de m'enfuir, puis, finalement, dans une cellule de poste. La cellule : des barreaux en acier, une plaque de métal surélevée glaciale en guise de lit, une bol sans papier de toilette, des robinets qui marchent pas, des néons allumés en permanence, pas de couverture ni oreiller et une caméra braquée droit sur la cellule de sorte que tout le monde peut me voir chier.

Je réussis à fermer l'oeil quelques minutes avec un soulier en guise d'oreiller et en position foetale pour bien me réchauffer. Je vois défiler ma vie, puis, le pire le voilà, je suis revenu me dis-je, dans ce maudit foutoir à cons. Soudainement, on apporte un hystérique, avec sa blonde tout aussi hystérique; les deux crient comme des malades sans arrêt parce qu'on les a mis dans deux cellules séparées. Les autres détenus sont en crisse comme moi de se faire réveiller par ces hurlements et crient à leurs tours des bêtises à cet emmerdeur. Quand ce n'était pas des hurlements, ils se parlaient en amoureux, se disaient des petits mots d'amour, mais sans arrêt comme des mantras répétés à l'infini. Les détenus tapaient dans les murs, essayaient de tout casser. Finalement, ils ont emmené le gars dans une cellule en rubber, l'ont attaché au sol, et puis ça été fini, on a eu la paix. Il essayait de faire son raffut, mais on entendait que des cris étouffés. Puis, ce fut le tour de sa blonde qui était maintenant rendue dix fois plus folle que son chum, elle se pétait la tête dans les murs; ils l'ont attaché au sol dans une autre cellule isolée, puis, le silence complet.

Au matin, le corps en lambeaux par toute cette dureté de béton et d'acier, on prend ma photo du Far West : c'est inévitable : on a tous l'air d'un vrai criminel après avoir passé une nuit d'enfer pareille. Je regarde ma photo et je fais la remarque au photographe, il me répond que le résultat est incroyable, et qu'on dirait que c'est sorti tout droit de Photo Police. En tout cas, j'ai endossé mon «habit» de criminel; on est comme forcé après la photo de constater qu'on a une vraie gueule de criminel, alors faut s'habituer.

Fourgon cellulaire, direction Bonsecours. Là tout le monde le sait, ça va être long en sacrament; faut prendre son souffle et patienter pour une secousse. On se fait barouetter dans tous les sens, le fourgon est trop petit, nous sommes trop nombreux, entassés les uns sur les autres dans le noir comme des poulets. Des poulets sales en plus : tout le monde pue énormément, et pour ce qui est de pouvoir se laver ou se brosser les dents, faut pas y penser avant plusieurs jours. Inévitablement, on devient claustrophobique : menottés, compactés dans le noir, presque sans air, on pense tout de suite à ce qui arriverait s'il y avait un accident. Ça crie en dedans de soi-même pour sortir, mais faut étouffer les cris, ignorer la puanteur, rester immobile, ne pas voir, bloquer son esprit.

On se fait trimballer dans toute la ville et on ne sait jamais où on est rendus. Un gars s'efforce de repérer les lieux par ce qu'il peut à peine voir dans le hublot arrière recouvert d'une bonne couche de saleté. On fait un stop ici, un stop là, on attend, attend, attend, pour rien; finalement, on croit qu'on est rendu, mais non, on ne fait qu'embarquer les filles qui sont dans une autre partie du fourgon, et là on sait qu'on en a encore pour des heures d'attente, à cause des sacrées «procédures». C'est carrément interminable. On parcourt toute la ville, sans but, puis on tourne en rond et on revient stupidement au point de départ. Alors, les prisonniers se mettent à parler un peu d'eux-mêmes, à conter leur «histoire». À un certain moment même, on a eu droit à un show de boules de la part des jeunes putes de l'autre compartiment : une vitre très épaisse nous séparait d'elles, mais on pouvait se voir, et certaines filles se trémoussaient en me voyant dans la série de têtes qui apparaissaient de leur côté. L'une d'elles, très belle, avait un oeil sur moi, et je me disais que dès qu'on sortirait dans la file une fois à Bonsecours je lui parlerais, mais je puais tellement «à l'unisson» avec les autres, filles incluses, que je n'ai pas osé ouvrir la bouche, ni elle non plus.

On s'est retrouvés dans la fameuse salle commune. Les filles, elles, sont enfermées ailleurs. Pour une première fois, je pouvais commencer à respirer depuis des heures. Les gars se regroupent en petites gangs et on se conte nos mésaventures, c'est assez drôle parfois. Je me souviens d'un en particulier : Mohamed Tremblay, un fumeur de crack invétéré et un abonné régulier de la prison. On n'arrêtait pas de rire de lui parce qu'il venait d'être libéré, disait-il, il est ensuite bêtement retourné dans le quadrilatère qu'on lui avait interdit pour quêter de l'argent et acheter du crack, les boeufs sont passés, l'ont reconnu et l'ont tout de suite embarqué! On était tordus de rire! En tout, il avait eu dix minutes de liberté! Même les gardiens se moquaient de lui.

L'heure du lunch : une sandwich au baloney, un gros biscuit à l'avoine et une canette de liqueur. Certains troquent leur biscuit pour du tabac qu'un gars a réussi à cacher dans sa doublure de jeans. Il se ramasse un bon paquet de biscuits. On passe toute la journée là à attendre, attendre interminablement, à puer, à essayer de dormir sur les bancs en bois bien durs fixés aux murs, avec des morceaux de linge comme coussin et une chaussure pour oreiller. On me lance des insultes, parce que mon nez bloqué par toute la saleté et la fumée me fait ronfler légèrement. Je décide alors d'écouter et d'observer les autres détenus. Je trouve que je suis pris avec une méchante gang d'imbéciles et prie pour ne pas avoir à faire du temps, et que je puisse sortir au plus vite de ce cauchemar kafkaïen. J'essaie de penser le moins possible; je me mets en mode reptile : aucune pensée, aucune émotion, le moins de mouvements possible, aucune parole, manger ce qu'on me donne, c'est tout.

Je constate à chaque instant que je ne corresponds plus du tout à ces gens que j'avais croisés dix années plus tôt. Abrutis, violents, impulsifs, sans éducation, problème de drogue, etc. Je me sentais désormais tellement loin de toute cette racaille et, tristement, je me retrouvais de nouveau collé de force à eux. J'étais évidemment le seul à avoir été à l'université, mais je ne devais pas en parler et jouer plutôt au taré.

Plus tard dans l'après-midi, on m'a annoncé que j'allais être libéré après être passé en cour. Je pouvais désormais regarder les choses avec un peu plus d'optimisme, mais c'était loin d'être terminé : il y avait les «procédures». Là les autres gars m'ont dit que même si on était libérés, qu'on allait nous emmener quand même all the way à Rivière-des-Prairies, et qu'on nous libérerait là-bas.

Deuxième repas : sandwich au baloney, gros biscuit à l'avoine et canette de liqueur. De retour dans le fourgon cellulaire, avec encore plus de puanteur. Les détenus savent que les sandwichs sont faits par les femmes détenues à Tanguay, alors on mange avec un certain plaisir, en pensant aux mains des femmes, même si c'est toujours les mêmes crisses de sandwichs au baloney dégueulasse depuis des années.

On arrive à RDP : surpopulation. On ne trouve aucun endroit où nous mettre; il n'y a même pas de place dans les salles d'attente habituelles. On étire en longueur les «procédures», à dessein, puis finalement on nous entasse dans un minuscule bull-pen. Les gars parlent de leurs blondes la plupart du temps, parce que selon mes statistiques ponctuelles, 80 % des détenus sont là pour «violence conjugale», un bien grand mot, le reste c'est pour la drogue. Un gars nous racontait que quand sa Cubaine avec qui il avait trois enfants était écoeurée de le voir et voulait avoir la paix pour pouvoir fourrer avec son amant, elle appelait la police et l'accusait de toutes sortes de choses. La police l'embarque sans hésiter et il se retrouve alors pris dans les «procédures» pour plusieurs jours. Puis, sa blonde retire les accusations : mais le mal a déjà été fait : il a passé trois ou quatre jours à dormir sur des plaques de métal et à pas pouvoir se laver, tout en se faisant gaver de sandwichs écoeurantes au baloney midi et soir.

On nous a conduits dans une petite salle qui faisait penser à un débarras, et là, on nous a dit qu'on allait devoir dormir par terre. J'en revenais pas : il n'y avait aucune cellule de libre! Les gardiens nous ont distribué de minces couvertures d'armée, puis on s'est cordé comme des sardines le mieux qu'on pouvait, et on a essayé de dormir avec les néons en pleine face toute la nuit. J'avais les pieds de mes voisins qui arrivaient près de ma tête, mais eux aussi ils avaient les miens, bref, tout se compensait en puanteur.

Le lendemain, on nous réveille avec du café à l'eau de vaisselle et une boite de Rice Krispies. Les gars font du chain smoking, comme depuis le début, et c'est pour ça que j'avais tant de difficulté à respirer. Mais un gars en particulier fume terriblement : un camionneur grec, cinquantaine, l'air d'un bon papa, mais fêlé un peu lorsqu'il boit, impulsif avec un grand coeur, très émotif. Complètement paf, il avait défoncé la vitrine d'un fleuriste pour offrir des roses à sa femme. Ensuite, quand on l'avait arrêté, il avait défoncé les vitres arrière du véhicule avec des coups de pieds : erreur de trop qu'il n'aurait pas dû faire. Sans cela, il aurait pu s'en sortir sans faire de temps, mais là, il allait devoir jouer aux cartes en dedans pour un petit bout.

On nous annonce que c'est bientôt le temps de rejoindre une cellule : on me donne des draps de lit avec des trous de mégots : ça regarde pas bien, me dis-je. La porte s'ouvre et on entre dans le bloc cellulaire : de la saleté, beaucoup de monde, des gangs, de sales regards, des graffitis faits au lighter. L'air est lourd et tendu : il semble y avoir des clans : d'un côté les noirs, de l'autre les latinos et les blancs. Je me dépêche de rejoindre ma cellule, en me disant que je ne survivrais pas longtemps parmi cette racaille, à moins de devenir très violent. Ma cellule est dans le désordre le plus complet, avec de la vaisselle sale, des résidus et des détritus partout, et les murs sont couverts de graffitis noirs faits avec des briquets. En dix ans, RDP est passée de prison à sécurité maximum neuve, belle et propre, à prison finie. Les prisonniers ont pris le contrôle de l'endroit, et c'est désormais très dangereux.

Mon compagnon de cellule est un peu déçu, parce qu'il sait qu'il va devoir rester dans cette merde et essayer de survivre. Il sait que je vais quitter bientôt et ça lui donne envie de partir lui aussi. On commençait à être amis, depuis les quelques jours où on a été trimballés ensemble. Puis l'impossible se produit, on m'appelle : je suis libéré. Je lui souhaite bonne chance et puis je retourne dans les «procédures». Fourgon cellulaire, attente, étouffement; on nous donne des tickets de bus. Le fourgon fait un bout de chemin puis nous largue sur le bord d'une route déserte, dans le froid glacial. Personne ne sait comment sortir de cet endroit. On nous a donné vaguement des instructions, mais le bus est tellement loin et il y a tellement de façon de se perdre, qu'on risque bêtement de mourir là, «libres», mais gelés.

On marche sans savoir où on s'en va, dans la sloche, puis à un certain moment je cours, parce que mes mains et mes pieds sont gelés. Je cherche une personne, un signe de vie, quelque chose qui pourrait nous indiquer où se trouve l'autobus, mais il n'y a rien : que des routes, de la sloche et des conifères. Nous sommes totalement perdus. À une bifurcation je me dis que si je choisis le mauvais chemin, je suis mort. La situation est cruelle : ce que je désirais tant, ma «liberté», va possiblement me coûter la vie ou au minimum, quelques membres estropiés à cause du froid.

En comptant mes dernières minutes à vivre, puisque personne ne trouvait de solution, un gars est arrivé de nulle part, probablement de loin en arrière, et nous a indiqué le chemin qu'il avait déjà fait une fois. Je sais aujourd'hui que sans lui, on n'aurait pas pu nous rendre à l'autobus : le chemin était beaucoup trop compliqué et il était impossible de voir l'arrêt avant d'y être arrivé. De plus, une fois là, le bus a mis un bon bout de temps avant de passer, tellement qu'on se demandait si c'était vraiment un arrêt encore en service. J'espérais, on espérait, on hallucinait des autobus, parce qu'on était gelés dur en sacrament.

Au bout d'une heure de désespoir, un bus fini est apparu : on pensait que le moteur allait lâcher. La carcasse a tenu bon, puis on a dévalé dans le métro comme des fous heureux, des rescapés d'Auschwitz et on s'est dispersé. J'ai pu enfin rentrer chez moi et me laver en profondeur. Mes vêtements étaient tellement sales que j'ai pensé à les jeter à la poubelle. Dix ans plus tard, pensai-je, je me suis retrouvé encore une fois dans ce merdier. C'est incroyable, me dis-je, comment cela a-t-il pu m'arriver? Je n'y comprends rien, me dis-je, c'est incroyable, et je n'arrêtais pas de me répéter c'est incroyable, c'est incroyable, en sortant de la douche devant le miroir, alors que je rasais la barbe de ma mésaventure.

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