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«Je n'ai qu'une passion: celle qui me permet d'être libre sous le joug, content dans la peine, riche dans la nécessité et vivant dans la mort.» Giordano Bruno

jeudi 27 mai 2010

Je ne comprends pas la vie

Husserl, en parlant de l'intuition, distingue deux modes de présence : celui de l'être comme vécu et celui de l'être comme chose. Dans la perception sensible, la chose apparaît d'un seul coup, mais en même temps elle se présente par esquisses, c'est-à-dire que je n'en vois pas tous les côtés en même temps, pensons par exemple à un cube que je regarde et autour duquel je dois tourner pour en voir toutes les faces. Or, si l'objet de la perception sensible s'offre par esquisses, ce n'est pas le cas du vécu. L'essence régionale du vécu implique que le vécu puisse être perçu dans une perception immanente; en revanche, puisqu’aucune chose ne peut être donnée comme réellement immanente dans aucune perception possible, l'essence régionale d'une chose spatiale implique que celle-ci ne puisse pas être perçue de façon immanente. Par exemple, le cube que j'ai devant moi, je ne peux en parcourir les facettes mentalement : je dois tourner autour pour en explorer toutes les facettes. C'est ce qui fait la différence essentielle entre les deux modes de présence. Ainsi, la tâche de la phénoménologie est d'étudier le «phénomène», c'est-à-dire, ce qui se montre ou se donne, cependant, ce qui se donne ne se montre pas de la même façon.

L'affirmation d'Husserl sur le vécu qui ne se donne pas par esquisses a suscité mon interrogation. Personnellement, je croyais toujours pouvoir trouver un nouveau sens à mon vécu, une nouvelle interprétation qui viendrait déranger ma perception du vécu tel que j'ai l'ai vécu au moment où il a eu lieu. Les événements futurs viennent souvent changer l'éclairage sous lequel on regarde son passé. Mais lorsqu'il parle d'esquisses, je ne crois pas qu'il parle tout à fait de ça. Néanmoins, il y a une sorte d'infinité dans le vécu dont, d'après ce que j'ai lu, il ne semble pas tenir compte, mais peut-être que je me trompe, je dois en lire davantage.

Il y a aussi autre chose par rapport au «vécu» : son égrènement. Par exemple, je peux me souvenir de ce que j'ai mangé la semaine passée précisément tel jour, de ce que j'ai porté, de ce que j'ai fait heure par heure, de comment je me suis senti tout au cours de la journée, que j'étais en forme, d'humeur égale ou fatigué, etc., mais si on me demande tout cela pour telle journée précise il y a dix ans en arrière, je ne me rappellerai que très vaguement des grandes lignes générales de ma vie à ce moment-là, et il m'arrivera même probablement de confondre l'ordre de certains événements en faisant parfois passer quelques années avant ou après.

Donc, je reviens à mon affirmation de départ : «Je ne comprends pas la vie». Pourquoi? Parce que tout ce que je fais en ce moment de façon particulière, dans ce cas, n'a absolument aucune réalité. Dans dix ans, je ne me souviendrai plus de ma journée d'aujourd'hui telle quelle fut dans toute sa singularité. Je ne me souviendrai que des événements exceptionnels et marquants, s'il en fut.

Au moment où j'ouvre la cuvette pour pisser, cet acte est flushé du même coup dans le néant avec mon urine, et il en est de même pour tout le reste. C'est pourquoi  il est important de se ressaisir afin de ne pas laisser la routine envahir notre vie et tout aplanir, ce qui nous donne l'impression après un certain temps que la vie passe si vite, et l'on a l'impression d'avoir pourtant rien vécu.

Ma conclusion : si ce que je fais n'a absolument aucune réalité, mon existence présente n'a absolument aucune réalité non plus, c'est-à-dire, et c'est ma conclusion terrifiante, que je n'existe pas, et qu'il n'y a, dans ce cas, aucune différence entre le fait que je sois mort ou vivant...

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