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«Je n'ai qu'une passion: celle qui me permet d'être libre sous le joug, content dans la peine, riche dans la nécessité et vivant dans la mort.» Giordano Bruno

lundi 3 mai 2010

Kundera : sur le rire et la démocratie

Voici le passage que je tenais tant à relire depuis des années :

«Mais comment expliquer que les grands peintres aient exclu le rire du royaume de la beauté? Rubens se dit : le visage est beau lorsqu'il reflète la présence d'une pensée, tandis que le moment du rire est un moment où l'on ne pense pas. Mais est-ce vrai? Le rire n'est-il pas cet éclair de la réflexion en train de saisir le comique? Non, se dit Rubens : à l'instant où il saisit le comique, l'homme ne rit pas; le rire suit immédiatement après, comme une réaction physique, comme une convulsion où toute pensée est absente. Le rire est une convulsion du visage et dans la convulsion l'homme ne se domine pas, étant lui-même dominé par quelque chose qui n'est ni la volonté ni la raison. Voilà pourquoi le sculpteur antique ne représentait pas le rire. L'homme qui ne se domine pas (l'homme au-delà de la raison, au-delà de la volonté) ne pouvait être tenu pour beau.

Si notre époque, contredisant l'esprit des grands peintres, a fait du rire l'expression favorisée du visage, cela veut dire que l'absence de volonté et de raison est devenue l'état idéal de l'homme. On pourrait objecter que sur les portraits photographiques la convulsion est simulée, donc consciente et voulue : Kennedy riant devant l'objectif d'un photographe ne réagit nullement à une situation comique, mais ouvre très consciemment la bouche et découvre les dents. Mais cela prouve seulement que la convulsion du rire (l'au-delà de la raison et de la volonté) a été érigée par les hommes d'aujourd'hui en image idéale derrière laquelle ils ont choisi de se cacher.

Rubens pense : le rire est, de toutes les expressions du visage, la plus démocratique : l'immobilité du visage rend clairement discernable chacun des traits qui nous distinguent les uns des autres; mais dans la convulsion, nous sommes tous pareils.

Un buste de Jules César se tordant de rire est impensable. Mais les présidents américains partent pour l'éternité cachés derrière la convulsion démocratique du rire.»

L'immortalité, Kundera, p.475-6

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