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«Je n'ai qu'une passion: celle qui me permet d'être libre sous le joug, content dans la peine, riche dans la nécessité et vivant dans la mort.» Giordano Bruno

lundi 13 septembre 2021

Sur la montagne

J’ai passé des années à me questionner sur ma place dans le monde, sur le sentiment de se sentir chez-soi, sur cette chaleur des moments heureux, sans trouver de réponse, jusqu’à aujourd’hui, dit Julius, hier soir, au Café des Ouvriers. Cette question est l’envers de celle sur l’aliénation. Autrement dit, je me demandais comment sortir de l’aliénation ou ne pas y tomber en cherchant à savoir ce qui fait que je me sens «chez-moi» dans la vie. La réponse m’est tombée dessus en écoutant un morceau qui m’a ramené à une époque difficile de ma vie, où je vivais dans les hôtels, sans domicile fixe, où je dormais peu, mangeais peu, et consommais beaucoup de drogue et d’alcool, dans l’espoir de mourir d’une façon ou d’une autre, dit-il hier. Le seul bien que j’avais alors était une poche de linge sale. J’étais rendu au fond, et je voulais remonter, et c’est ce que j’ai fait : j’ai recherché mon chez-moi, et je l’ai trouvé, tant bien que mal. Aujourd’hui ce chez-moi a disparu, il n’habite que dans mes souvenirs, mais je ne suis pas certain qu’il ait existé vraiment à l’époque du souvenir dont je me rappelle : j’ai l’impression que c’est une illusion créée plus ou moins en partie par mon esprit. Le bonheur n’existe que dans le recul. Quand on est dedans, on ne le voit pas vraiment. Voilà tout le paradoxe du chez-soi : on est chez-soi que lorsqu’on ne l’est plus. Personne n’est jamais chez-soi, toujours exilé dans l’existence à la recherche de son havre de paix, de son havre final, où il pourra enfin se reposer et se sentir chez-soi, l’homme se rend compte que le chez-soi lui fuit entre les doigts, et que donc, il n’est pas, il est une illusion, il n’a aucune existence réelle. La cruelle ironie, c’est que celui qui habite dans son magnifique palais tant désiré ne peut en profiter, dit-il. Il ne peut en profiter, parce que le temps passe, il veillit, et tout se perd. Il ne peut en profiter parce qu’il n’est pas une chose, il n’est qu’un homme. Et qu’il va mourir, et que ce qui est en lui change aussi : il n’arrive plus à voir ce qu’il voyait auparavant, ce qu’il s’était imaginé, ses idées, ses plans de vie, ses volontés, tout son imaginaire. C’est pour cela que plus jeune, lorsque je montais sur la montagne près d’où j’habitais, et que je me faisais des promesses pleine d’espoir, en me promettant entre autre, lorsque j’aurai réalisé ce que je voulais, de me donner rendez-vous dans le futur, ici sur la montagne, pour voir le monde tel que je le voyais alors, et tel que je le voyais alors être pour moi dans le futur, et me rejoindre en quelque sorte par-delà le temps, dans une unité et un sens continu, comme une démonstration de ma volonté qui traverse le temps et les épreuves, je me trompais, dit-il, car je suis revenu plusieurs fois dans les lieux où je me suis fait des promesses de ce genre, pleine de vision, et d’espérances, et tout avait disparu : comme si tout cela n’avait été qu’une illusion sans conséquence. Sur la montagne, je me suis assis, et j’ai regardé la ville au loin dans le légère brume en essayant de me remettre dans la peau du jeune homme d’antan, mais je n’étais plus la même personne : il n’y avait aucun moyen de renouer le contact entre ces deux entités distinctes : le jeune homme naïf et plein d’espoir que j’étais à cette époque, et l’homme mature et un tantinet cynique que j’étais devenu aujourd’hui. Les deux chemins différaient trop. Celui que je m’imaginais à l’époque, quelque peu lisse et direct, et celui que j’avais emprunté, assez rocailleux et remplit de détours. Je me retrouve donc sur cette montagne, vingt ans plus tard, sans avoir réussi à réaliser rien de ce que je croyais, à essayer de me remettre dans la peau du jeune homme, mais je n’y arrive pas, ou bien plutôt, j’y arrive partiellement, mais ça ne me dit plus rien, ce que je m’étais imaginé à l’époque, ce que je voulais, ça ne me dit plus rien, ça ne me fait plus rien, plus aucune émotion. Je refais mécaniquement l’opération de souvenir que je m’étais imaginé et dit que je referais à l’époque, sans pouvoir me dire que je suis parvenu à quelque chose, sans pouvoir me sentir la même personne ou me rapporter directement au moi que j’étais alors, comme si ce moi, avec tous les mouvements de plaques tectoniques qui ont eu lieu entretemps, avait été enterré sous les sédiments, et qu’il demeurait désormais introuvable, malgré toute les tentatives de ma part, de le ramener à la surface. Je sais, dit-il, qu’il y a un moi qui m’attendais par-delà le temps, mais je n’ai aujourd’hui que la drôle de sensation qu’il n’est pas au rendez-vous, je n’ai qu’une sensation vide, comme une case vide, pas plaisante, et qu’on se demande pourquoi cette case qui devait avoir un sens, n’en a plus aucun aujourd’hui. Tout ce qu’il me reste de ce moi, c’est comme la trace de quelqu’un qui a passé, c’est la trace d’une absence. Lorsque je suis assis sur cette montagne, dans l’herbe qui n’est plus la même, le décor, les gens, le secteur, même la montagne n’est plus la même, elle a été réaménagée au complet, je pense davantage à cette absence qu’à ce que je m’étais promis de penser dans le futur, autrefois, dit-il hier soir, au Café des Ouvriers. Et cela me fatigue à la fin, je suis déçu de ne rien éprouver, de ne pas éprouver ce que je croyais éprouver à cette époque, plus tard quand j’y reviendrais, et je pars de la montagne avec la déception au cœur, un sentiment de vide, un sentiment de non-complétude, un sentiment d’inachèvement. Je sens que tout est encore toujours à faire, et qu’il est trop tard, ou que rien ne vaut plus la peine. Et j’erre dans les rues, en m’imaginant les belles photos que ç’aurait faites à l’époque où je n’avais pas encore de caméra, et comment je pourrais reprendre ces belles photos aujourd’hui et revenir dans le temps pour les comparer, mais je le vois : tout cela est inutile et n’est que pure imagination d’imagination : ce que j’ai devant moi, ce sont mes pensées, pas la réalité, car cette réalité, en partie même, créée par mon imagination, n’existe plus, c’est moi qui y donnais sens, qui y donnais une inflexion, un style, mais ce plus, c’est moi qui l’ajoutais sans vraiment m’en rendre compte, tout cela n’existe plus, et me laisse comme bredouille dans l’existence. Je me retrouve comme entre deux chaises au niveau existentiel, a-t-il dit hier soir. Je ne suis désormais qu’un préposé au recyclage de la réalité défunte. C’est comme ça que je me sens, et ce n’est pas très important, du moins, c’est ce que je pense aujourd’hui, et je ne peux rien y faire.

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