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«Je n'ai qu'une passion: celle qui me permet d'être libre sous le joug, content dans la peine, riche dans la nécessité et vivant dans la mort.» Giordano Bruno

dimanche 12 septembre 2021

La voix des déshérités

Je n'avais pas terminé le cégep, ça n'allait pas bien avec mon père, même si je ne le remarquais pas vraiment. Disons qu'il y avait comme une indifférence réciproque. On ne se voyait pas souvent, même si on habitait le même appartement. Et quand ça arrivait, mon père ne me parlait pas. À ce qu'il semble, on n'avait plus rien à se dire. J'étais dans une période de trouble et de questionnement, et ça devait l'agacer.

J'étais entré au cégep Montmorency en sciences pures, parce que j'étais attiré par les mathématiques, mais le problème, c'est que je n'aimais rien d'autre en science: je détestais toutes les sciences appliquées, donc la physique, la chimie, la biologie, sauf peut-être l'astronomie que j'appréciais quelque peu. Et puisque ces cours sont obligatoires dans le cursus en science, j'étais perturbé, parce que je savais que ça ne pouvait pas durer.

Bien que j'aie été premier de classe en mathématique en secondaire 4 et 5, je ne comprenais plus rien aux maths du cégep. Je souffrais d'un grave manque affectif, j'avais besoin d'amour, d'une relation à l'autre, de sexe bien concret et charnel. Dans mes cours de maths, j'admirais la croupe des filles, mais je n'aurais jamais osé approcher aucune d'elle, j'étais trop timide et maladroit. Je savais d'avance que l'objet convoité me glisserait des mains. Alors je me prenais à regretter fortement d'avoir laissé Annie, cette belle femme de 26 ans qui avait jeté son dévolu sur moi l'été de mes 16 ans.

Je m'étais bloqué émotionnellement et j'avais choisi l'école, l'étude, parce que mon père me disait qu'elle me manipulait. Mais moi j'étais fortement en amour avec elle, c'était ma première vraie relation avec une femme.

Au vu de mes résultats et de mes questionnements qui changeaient au fil de ma détresse, j'ai quitté ce programme et suis allé en psychologie, seulement pour découvrir que je n'étais pas d'accord avec aucune de leurs théories. Je me suis mis à lire et à écrire, et j'ai changé une dernière fois pour le programme en littérature. C'est là que j'ai découvert des auteurs intéressants, qui sont toujours présents dans ma vie. En fait, j'aurais dû dès le départ oublier les mathématiques et me diriger tout droit en littérature. Mais le scientisme de mon père me prédisposait à aller en science, parce que tout le reste pour lui ne valait rien.

Il me disait que si j'aimais la philosophie, que j'irais philosopher avec les robineux du Square Saint-Louis. Cette parole fut comme un coup de poing sur la gueule. C'était un refus total de mon père de reconnaître mes penchants naturels. Je suppose qu'il voulait faire de moi l'ingénieur qu'il n'avait jamais été.

Notre relation, déjà pas très forte, s'est bien sûr dégradée. Voyant que je ne semblais pas savoir ce que je voulais dans la vie, et m'éloignant de ses idéaux de carrières, il m'a dit un beau jour: «Je t'ai trouvé une chambre à Montréal, tu pars demain.» Je n'étais pas du tout préparé à ça et j'étais sous le choc. J'avais 20 ans.

Je me suis retrouvé dans une minuscule chambre à Ville-Émard, sur l'aide sociale, sans amis, sans blonde, sans avoir terminé mes études collégiales. Je suis tombé en dépression.

J'ai commencé à faire de temps en temps des vols à l'étalage à l'épicerie pour me payer des petits luxes dont je n'avais pas les moyens, comme du fromage. Je me disais que si à chaque fois je ne prenais seulement que ce dont j'avais besoin, je ne me ferais pas prendre, car alors une «force» d'en haut me protégerait. Je trouvais que ce que j'étais en train de vivre était dégueulasse et n'avait pas de sens.

Je voulais terminer mon cégep pour pouvoir aller ensuite à l'université et éventuellement améliorer mon sort, alors j'ai été voir la directrice du cégep André-Laurendeau, et je lui ai expliqué ma situation. Je lui ai dit que si je quittais l'aide sociale et que je me mettais à travailler à temps plein, il me serait impossible de faire les cours de jour et que ces mêmes cours n'étaient pas disponibles le soir, et que si je travaillais à temps partiel, je risquais de n'avoir pas assez d'argent pour tout payer. De plus, les emplois étaient peu flexibles à l'époque, et les temps partiels rares. Je ne voulais pas non plus avoir à abandonner des cours ou bousiller ma cote de rendement par fatigue ou manque de temps, puisque je tenais à pouvoir entrer en science à l'université. Je me retrouvais dans une impasse.

Elle accepta donc de me donner l'accès gratuit aux cours en science, ainsi que de me donner des coupons pour manger gratuitement à la cafétéria. Tout cela n'a pas duré très longtemps, car que vaut de réussir des cours qui ne seront pas crédités? J'ai donc tout laissé tomber. J'ai essayé une dernière fois de me rabattre sur les prêts et bourses, mais on me disait que mon père gagnait trop d'argent et qu'il devait payer mes études. J'essuyai le refus répété de mon père: il ne paierait rien. Et à l'époque, je me souviens très bien, il n'y avait pas de «case» qu'on pouvait cocher en cas de problèmes familiaux. J'étais donc solidement coincé dans ma chambre.

J'étais assis à ma table de travail, et j'essayais de comprendre les grands philosophes, pour le peu de livres que j'avais. Je lisais la «Science de la Logique» de Hegel en anglais, et je n'y comprenais rien. Je savais que je n'avais pas les moyens de m'instruire davantage et de parvenir un jour à comprendre aucun philosophe, et encore moins celui-ci, qui était le plus compliqué. Alors assis sur une petite colline du parc avoisinant, j'ai fait le vœu pieux de devenir un jour professeur d'université, spécialiste d'Aristote et de la métaphysique. Je regardais au loin vers le Mont-Royal et je pensais voir l'Université de Montréal que j'idéalisais, mais je ne voyais en réalité que l'autre versant, le versant opposé. Oui, tout cela s'opposait fatalement à moi et à la réalisation de mes rêves. J'avais beau être assis au sommet de la colline, j'avais déjà toute une pente à remonter.

Totalement laissé-pour-compte et désespéré, je suis innocemment parti à la rencontre des mauvaises personnes. J'ai voulu faire bouger les choses de n'importe quelle façon, tester ma force, et tester ma protection d'en haut, car je me croyais naïvement protégé par une «bonne étoile», comme tous les jeunes inexpérimentés. De toute façon, dans mon esprit, je n'avais plus rien à perdre, alors valait mieux autant y aller à fond.

Du jour au lendemain, j'habitais avec 3 autres personnes un beau logement dans Centre-Sud, sur la rue Wolfe, près de la station Beaudry et du Village gai, j'étais en amour avec un travesti noir qui vivait de prostitution, j'étais dépendant au crack. Au diable le cégep et l'université et mon avenir. Je me souviens que j'avais fini par avoir un montant ridicule des prêts et bourses, puisque j'avais passé le cap des 21 ans j'imagine, je suis allé un peu à l'Université de Montréal en philosophie, puis j'ai dépensé le reste en crack, au fil des soirs de débauche. Je savais que l'aide que je recevais du gouvernement ne me mènerait nulle part, puisqu'il était insuffisant et qu'on me riait en pleine face en me demandant encore de faire payer mon père. J'étais toujours dans une impasse.

Je pensais me libérer de ma dépendance au crack facilement, mais je suis resté dans le milieu de la prostitution avec tout ce que cela implique, et je suis finalement devenu vendeur de cocaïne pour un clan d'Italiens, puis je suis allé de plus en plus souvent en prison, pas longtemps par contre. Étant incapable de faire du temps, je me suis promis à Bordeaux de ne plus jamais remettre les pieds dans une cellule. Au total, j'ai été dans trois pénitenciers, quelques jours chacun: Parthenais, Bordeaux et Rivière-des-Prairies. 

J'ai compris rapidement que j'étais totalement incompatible avec la prison et les prisonniers, et que je devais absolument changer mon mode de vie.

La force qui me motivait dans cette nouvelle direction, c'était ma curiosité intellectuelle insatiable. Je plaignais les détenus, qui souvent semblaient ne pas avoir ces autres intérêts qui me passionnaient. Je sentais toute leur misère, et leur difficulté d'en sortir.

Bien qu'ayant toujours eu au long de ces années de l'intérêt pour l'écriture, je n'ai pas encore réussi à publier officiellement quoi que ce soit, et je suis maintenant près d'avoir 50 ans. C'est pourtant toujours en projet.

Je me suis dit que peut-être que je ne publierai rien finalement, que je n'aurai jamais le temps, ou que je n'y arriverai pas. Il est un peu tard, en effet. Je suis malade de fatigue chronique, et je n'ai plus la vigueur de mes 20 ans, que j'ai anéantis dans le crack et la misère autant affective que financière.

Mais j'ai une voix ici sur ce blogue, et un jour elle fera peut-être le tour de la terre. J'espère marquer des esprits, et des cœurs, sinon j'aurai eu au moins le mérite d'avoir essayé de tout dire.

Après avoir mis littéralement mes tripes sur la table.

Comme Camus, qui ne faisait pas partie de la classe des «privilégiés» tels Sartre, et qui sentait toujours qu'on pensait que ce qu'il faisait n'était pas correct, j'espère un jour pouvoir écrire comme lui des œuvres simples, basées sur des intuitions profondes et «gratuites» au lieu d'un savoir et d'une instruction dispendieux, qu'on m'a tristement et inutilement refusés pendant trop longtemps.

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