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«Je n'ai qu'une passion: celle qui me permet d'être libre sous le joug, content dans la peine, riche dans la nécessité et vivant dans la mort.» Giordano Bruno

mercredi 15 septembre 2021

.22 (projet de nouvelle)

.22

Le ciel prit un air de ténèbres. Les nuages noirs s’accumulaient, roulaient, grondaient. Des lueurs d’un violet profond et d’un rosé rougeoyant émanaient dans ce mouvement apocalyptique de catastrophe en suspension. Julius, au quinzième étage de son immeuble, à genoux dans son lit, nu mais couvert jusqu’à la taille d’un drap blanc, tourné vers la grande fenêtre de sa chambre dépouillée, était fasciné par ce phénomène étrange qui se déroulait sous ses yeux. Il y voyait un signe. Un signe de quoi? Il n’en était pas certain. Mais c’était surréaliste, et il ne pouvait y croire. Cela ne pouvait pas arriver que les nuages semblaient se diriger vers lui et sa chambre, comme pour la dévaster, anéantir l’immeuble, que dis-je? la ville entière. Les nuages approchaient, se massaient, menaçants, englobaient, fondaient sur lui pour avoir sa peau, sa vie, toutes les vies. L’obscurité hurlait sa rage sur les balcons, en lui, pénétrant par tous les orifices, les trous, les interstices, le vent et la tempête étaient sortie de nulle part, et semblaient, pour cette raison, être d’autant plus violents. La pression sur la fenêtre de la chambre finit par devenir si forte, qu’elle éclata, et les nuages en colère engloutirent Julius, et son chat, dans un immense fracas de béton armé.

Francesca est nue dans son lit, à genoux, un drap blanc couvre le bas de son corps. Le lit est juché sur un amas de ruines. Elle regarde devant, au loin, dans ce qui semble être le vide. On ne peut dire ce à quoi elle pense, ni si elle pense, ou si elle n’est qu’une statue figée, ou encore, un modèle dans un cours de peinture, pour des apprentis-peintres, ébahis par cette beauté rare, sobre, toute d’une pièce.

Julius est en train de peindre celle qu’il appelle «Francesca», faute de savoir son nom. Les ruines, c’est lui. C’est sa vie.

Julius n’est pas apprenti-peintre, il ne fait que peindre dans son imagination.

Francesca est-elle réelle, ou n’est-elle, elle aussi, que le produit de son imagination? comme celle qui sortit de la côte de son futur amant? Francesca est bien réelle, puisqu’il peut la toucher, l’embrasser, la caresser, mais il semble voir des côtés d’elle qui pourtant ne s’offrent pas à sa vue, comme des esquisses irréelles. Ce qu’il sait d’elle, elle ne le sait pas d’elle-même, et personne d’autre ne le sait, sauf lui. C’est pour ça qu’il l’aime… C’est en quelque sorte, sa Francesca à lui.

Julius traînait au parc Berri, assis dans l’herbe, face à la rue Sainte-Catherine.

Francesca, un vrai garçon manqué, passait devant lui en skateboard, sur le parterre en ciment, dans des allers et retours sans fin, pratiquant ses manœuvres, avec des amis à elle. De taille moyenne, à la peau pâle, portant des dreads blonds, chose que n’aimait pas Julius, elle s’habillait en «gars», et n’était pas du tout féminine, sauf pour sa voix. Elle passait carrément inaperçue. Mais cela, paradoxalement, attirait d’autant l’attention de Julius. Car Julius, derrière l’allure de «gars», voyait la perle de beauté. Plus il la regardait, plus il la sculptait, plus il voyait derrière tout ce déguisement. Et cette création était magnifique.

Il ne sait plus comment il réussit à l’aborder, mais il s’est retrouvé chez elle, dans le Village. Elle vivait seule, mais connaissant beaucoup de monde, surtout des punks, il y avait toujours beaucoup de va-et-vient dans son appartement, et avec son caractère fort, mais calme, elle gardait le contrôle sur tous ces gens qui rentraient chez elle, même si c’était les derniers des crottés. Paradoxalement, elle semblait avoir une autorité absolue sur le free for all qu’il y avait chez elle.

Nous sommes tombés assez vite sur le sujet de la drogue. Elle s’est fait un shoot d’héroïne devant moi. Elle avait tout son attirail, une jolie boîte dans laquelle se trouvait son unique seringue, une seringue en verre et métal des temps passés, stylisée et stérilisée, dont l’aiguille pouvait se changer, enfin je crois. Ses yeux impassibles, d’un bleu pétillant, commencèrent à se fermer de façon intermittente. Je continuais de lui parler, car elle me disait de le faire, qu’elle était «toute là», avec sa voix légèrement rauque, mais j’étais triste de la voir ainsi. J’étais mal à l’aise de communiquer avec un zombie, comme par télégraphe, mais en même temps, j’avais envie de sombrer avec elle, dans ses yeux. Elle disait qu’elle dansait dans un bar à Laval, mais elle aurait pu me raconter n’importe quoi, que je l’aurais cru. Elle était tellement hermétique. Je n’ai jamais pu être vraiment sûr de ce qu’elle faisait dans la vie, mais ce dont j’étais certain, c’était de la photo encadrée sur son armoire de chambre : elle était nue, de dos, les bras en l’air, tenant comme un voile blanc au vent sur la plage, avec le cul le plus épatant que j’avais vu de toute ma vie. Le photographe, sans doute un ancien amant, avait raison de vouloir immortaliser ce superbe cul en photo, et elle connaissait bien sa beauté, qu’elle cachait le jour, en se déguisant en tomboy. Mais je crois qu’elle aimait bien montrer ce côté «gars» en elle. Elle aurait d’ailleurs très bien pu faire un beau jeune homme, si elle n’avait pas été femme. On remarque souvent cette ambivalence sexuelle chez les plus beaux mannequins. Et je crois que c’est de là que vient toute leur beauté, mystérieuse, magnétique, qu’on ne peut expliquer. C’est le mélange scandaleux des genres qui trouble. L’impureté fascine la pureté, si elle a jamais existé.

La seringue entre dans le bras, de manière sophistiquée. Le cordon serre, les veines se gonflent, le jus pénètre dans la veine. Au même moment, un homme au teint blafard met le pied dans une flaque de liquide inconnu aux coins de rues sans noms, dans une ville totalitaire, rongée par la guerre invisible, remplie de crevasses, de tunnels souterrains, d’immeubles dévastés, de trous, de cachettes, de secrets tristes. Sur des écrans disséminés partout dans la ville en ruine, on peut apercevoir une femme qui se fait un fix. Cet homme ne sait pas qui elle est. Cette femme ne sait pas qu’on la regarde. Ses yeux lourds ouvrent et ferment de façon intermittente. Et soudain il se rappelle de cette femme : il est sa chair, elle est son âme. 

Francesca commençait à revenir à elle. La nuit tombait, on écoutait du Stone Temple Pilots, groupe qu’elle adorait, on buvait une bière, et puis je me suis retrouvé à ses côtés, dans son lit. En tant qu’homme brisé, indécis, ayant peur de me faire mal, je n’ai pas osé la toucher. Cette si belle femme à mes côtés, je ne l’ai pas touché. Les deux nous étions purs. On ne voulait pas forcer la situation. Les deux ont avaient envie, peut-être, l’un de l’autre, mais ce qu’elle se faisait me retenait d’aller plus loin, et elle devait le savoir. Un mur de tristesse nous séparait l’un de l’autre. Je ne pouvais pas changer cette fauve, qui allait me bouffer, si j’osais commencer à la flatter. Et elle non plus, elle ne pouvait pas me changer, soit en pire, soit en mieux. Car moi aussi j’étais dans la consommation par-dessus la tête. J’étais en amour avant tout avec la drogue, comme elle. Elle était dans les relaxants, moi, les stimulants. Deux tempéraments opposés, à ce qu’il semble. Ça faisait drôle de le constater, de voir les parfaits contraires réunis sous les mêmes couvertures.

Je me suis réveillé au matin avec une main qui passait doucement sur ma hanche, sous les draps. J’ai senti cette main comme une main bienfaitrice, apaisante, rassurante, comme pour me dire «je suis là, je comprends», sans qu’on puisse rien ajouter verbalement, sous peine de tout gâcher. Comme une compréhension profonde, mais muette et mélancolique. Une main qui semble dire «nous sommes les morts» : nous sommes seuls ensemble, et perdus à jamais.

Julius se tourna sur Francesca, pour sentir cette chaleur montante de son corps. Ses cuisses s’ouvrir, humides et pleines de désir, laissant Julius la pénétrer au plus profond d’elle-même, comme dans une guerre sans fin, une ville en ruine, dévastée par l’amour. Sur les écrans de cette cité inconnue, on peut voir deux corps entrelacés, les corps de Francesca et de Julius, unis dans la désunion, en guerre perpétuelle avec leur propre soi, illusoire, baignant dans la profondeur océanique d’une jouissance sans limite. La tension sexuelle comme une charge électrique magnétise les corps qui se collent l’un à l’autre. La décharge orgasmique illumine le cerveau de l’homme d’éclairs multicolores et éclate de rire sans pouvoir se contrôler. La femme vibre de tout son corps, laisse le va-et-vient frapper toujours plus fort, laisse le désir pénétrer en elle, toujours plus mélancolique, elle atteint cette profondeur océanique, ce paisible, et ce calme, cette solitude, tout en elle, au plus secret d’elle-même, dans les replis de sa chair, de son monde. Julius la rejoint dans sa ville en ruine. Il devient un résistant, un révolutionnaire, sauvage, déterminé à défoncer les murailles, toute limite à sa liberté. Soldat F. et soldat J. en étreinte se regardent sur les écrans de la ville totalitaire. Ils s’unissent dans la résistance à l’oppression des rêves.

Une guerre extrême contre les meurtriers du rêve.

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