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«Je n'ai qu'une passion: celle qui me permet d'être libre sous le joug, content dans la peine, riche dans la nécessité et vivant dans la mort.» Giordano Bruno

samedi 15 août 2009

L'externalisme épistémique de Goldman

Alvin I. Goldman, un philosophe américain, publie en 1986 Epistemology and Cognition où il sera question du faillibilisme (process reliabilism) et du rapport entre épistémologie et psychologie. Dans ce livre il développe sa conception de l’épistémologie qu’il appellera epistemics : une épistémologie qui fait appel à une collaboration avec plusieurs disciplines, dont entre autres les sciences empiriques et la psychologie cognitive. Goldman désir par ce programme enrichir l’épistémologie tout en préservant son identité. Dans la lignée des problèmes engendrés par l'héritage de Descartes, il en vient à discuter assez rapidement du scepticisme et de ses arguments contre la connaissance. La connaissance est-elle possible? À quoi pouvons-nous nous fier pour dire que nous avons une connaissance? Afin d'aborder le sujet et de situer l’externalisme par rapport à l’internalisme, commençons par une explication sur Descartes.

Descartes, dans la première des Méditations Métaphysiques, reconnaît avoir eu de fausses croyances dans le passé, surtout en raison des sens, qui sont trompeurs. Par extension, toutes ses croyances ou connaissances sur le monde pourraient être trompeuses. Il veut donc fonder ses connaissances sur un terrain solide, et doit d'abord pour ce faire, balayer ces fausses opinions afin de pouvoir former un édifice de connaissances «certaines», semblable à la structure d'une pyramide.

Descartes fait donc entrer en scène un mauvais génie et procédera à la suspension de son jugement, puisque ce génie pourrait le tromper dans toutes ses croyances, lui faire croire que ce qu'il pense savoir est réel, mais tout n'étant qu'illusion, il ne peut parvenir à trouver la vérité. Descartes doit donc s'assurer d'un fondement indubitable, «certain», pour garantir un accès à la connaissance «vraie» et pour cela il doit commencer tout de nouveau. Il est à noter que malgré le fait que Descartes puisse être en proie, selon lui-même, à l'illusion la plus totale, il sait quand même où se diriger pour trouver les fondements certains, et compte avant tout sur sa «raison», autrement dit sur un état «interne» qui puisse le guider.

Si un mauvais génie me trompe continue Descartes, le fait qu'il me trompe implique que j'existe, que je suis. Mon existence est donc à inscrire au titre des connaissances indubitables, nécessairement vraies. Cependant, cette connaissance ne me dit pas encore ce que je suis, elle me garantit seulement que je suis. Rien de la matière ne peut m'être attribué, en revanche je puis trouver dans mon esprit le fait que je pense; tout ce que je peux donc dire à propos de moi-même, c'est que je suis une chose qui pense.

Pour l'existence des choses extérieures, Descartes se sert de l'exemple de la cire qui fond sous l'effet de la chaleur; il la dissocie donc de ses qualités physiques, puisque celles-ci disparaissent à ce moment, cependant, elle demeure toujours une chose qui possède l'extension, une chose étendue. L'étendue est donc une caractéristique que je peux saisir clairement et distinctement par l'inspection de l'esprit, et non par les sens. Descartes en vient à conclure que si je puis connaître ces choses qui sont hors de moi, je puis encore plus facilement connaître mon esprit. Nous pourrions qualifier Descartes aujourd'hui, d'avoir fait preuve d'un grand optimisme épistémologique. Nous savons, surtout depuis Freud, que la connaissance de notre propre esprit est loin d'être évidente et qu'il arrive que nos motifs réels nous restent assez souvent cachés. Le «flux de conscience» est alimenté par d'autres «affluents» qui font que l'accès à notre esprit n'est pas aussi simple ni aussi direct qu'il n'y paraît, ou plutôt, qu'il n'y paraissait à l'époque de Descartes.

C'est donc à partir de ce contexte laissé par Descartes, entre autres de la problématique engendrée par la division corps-esprit, où le corps est une entité matérielle et l'esprit ou l'âme, une entité absolument séparable de la matière, que Goldman aborde la question du scepticisme. «La connaissance est-elle possible?», demandions-nous, «de façon autre que par l'accès à un état interne garantissant celle-ci par la garantie apportée par cet état lui-même, en l'occurrence, la certitude de la pensée et du je?» ajoutons-nous maintenant. Goldman ne répond pas immédiatement à cette question, mais il est clair que pour lui l'infaillibilité du processus qui mène à l'acquisition de connaissances n'est pas nécessaire, autrement dit, ce processus peut être faillible et entraîner parfois des erreurs. Inversement, le processus doit avoir une forte tendance à produire des croyances vraies, donc à être fiable.

Goldman discute des formes de scepticisme et mentionne que les plus envahissantes sont celles qui portent sur la possibilité de l'erreur (30). Des trois sortes d'erreurs possibles mentionnées dans la littérature sceptique : (1) la faillibilité de nos facultés cognitives (2) la relation entre l'esprit et les objets cognitifs, et (3) la relation logique entre l'hypothèse et les données probantes, nous n'aborderons que la deuxième forme.

Les questions soulevées par cette forme de scepticisme et formulées par Goldman sont les suivantes : «Si l'esprit n'a de connaissance directe que de ses propres contenus, comment des croyances fiables peuvent-elles être formées à propos des objets physiques?» et «Si les phénomènes mentaux sont intrinsèquement privés, comment puis-je former des croyances fiables à propos des autres esprits?». Ces questions peuvent aussi m'amener à penser qu'il soit possible dans ce cas qu'il n'y ait pas d'autres esprits, que je suis seul, enfermé en moi-même, et que les personnes que je croise sur la rue sont peut-être des automates. Nous sommes donc facilement conduits par ce genre d'interrogation à la possibilité du solipsisme.

S'ajoutant à ces questions nous avons aussi l'argument du rêve et l'argument du mauvais génie de Descartes, qui viennent semer le doute sur la possibilité de nos connaissances du monde extérieur. Putnam en a donné une version moderne avec son exemple des «cerveaux dans une cuve», qui aurait peut-être servi à inspirer en partie le scénario du film La Matrice (1999). Goldman mentionne à ce sujet que les hypothèses du mauvais génie ou des «cerveaux dans une cuve» peuvent être invoquées afin de montrer que pour toute proposition p à propos du monde extérieur, une hypothèse concurrente peut être construite pour son explication et sera de façon équivalente, aussi satisfaisante. Ces hypothèses font appel à la possibilité de l'erreur et afin de répondre à ces «objections», Goldman attirera l'attention sur la question de la fiabilité des processus cognitifs humains (37). Cette question se divise en deux autres questions : (a) Quels sont les processus cognitifs des êtres humains? et (b) Quelle est la fiabilité de ces processus? Goldman insistera sur la collaboration de l'épistémologie avec la psychologie cognitive afin de répondre à (a).

De façon générale, Goldman préconise la collaboration étroite avec la psychologie plutôt que le recours à des méthodes de fauteuil (armchair theory). Les termes clés épistémiques dont il faut rendre compte sont la «connaissance» et la «justification», et le sujet du scepticisme ne doit pas prendre trop d'ampleur dans les recherches en épistémologie d'après Goldman. Les deux principales questions du scepticisme formulées par Goldman sont les suivantes : (1) «Est-ce que la connaissance humaine est possible?» et (2) «Est-ce que la croyance justifiée (humainement)est possible?». Goldman répond à ces questions en affirmant que la connaissance et la croyance justifiée dépendent, de façon critique, de l'utilisation de processus cognitifs suffisamment fiables (39). Par conséquent, la connaissance et la croyance justifiée dépendent de notre capacité à pouvoir étudier ces processus (availability or nonavailability of such processes) (39).

Goldman suppose un instant que le scepticisme sur la validité de nos connaissances totales sur le monde (global scepticism) remporte la partie. Serait-ce alors la fin de l'épistémologie? Goldman répond alors que s'il n'y a pas de processus cognitifs suffisamment fiables afin d'atteindre une connaissance ou une croyance justifiée, il devrait pouvoir y avoir, minimalement, des différences quant au degré de fiabilité des processus (40). Une tâche importante de l'épistémologie serait alors d'identifier les processus qui sont relativement fiables et de différencier ceux qui sont meilleurs de ceux qui sont moins bons; ceci permettrait de maximiser le taux de véridicité (truth ratio) ou de maximiser la probabilité d'avoir un taux supérieur de véridicité, ajoute Goldman.

La fiabilité est donc un critère important pour la connaissance et la justification. Cependant, ajoute Goldman, si aucun processus cognitif n'est assez fiable pour conférer la connaissance ou la justification, d'autres critères (standards) pourraient entrer en jeu, tels les critères de la puissance (power) ou de la vitesse (speed). Le scepticisme ne fera donc jamais en sorte que l’épistémologie sera prise au dépourvue et elle aura donc toujours quelque chose sur quoi travailler.

Nous pouvons maintenant conclure que ce qui importe avant tout pour Descartes en ce qui concerne la connaissance ou les croyances, ce sont les facteurs internes au sujet, et cette position constitue de façon générale l’internalisme. En revanche, pour l’externalisme (Goldman) il est possible pour un sujet d’avoir une croyance sans connaître les processus qui lui ont permis de l’obtenir et même sans savoir comment ils fonctionnent. Pour l’externalisme, il y a donc des facteurs «externes» au sujet au sens où il peut les ignorer mais avoir toutefois une croyance vraie justifiée. Le recours à mes états internes pour rendre compte de mes croyances n’est pas nécessaire et je puis compter sur la fiabilité de mon processus de production de croyances.

Dans la troisième partie des fondements théoriques, la partie sur la connaissance, Goldman explique que les objets des croyances seront pour lui, les propositions. Alors nous avons les états mentaux, les propositions seront les contenus de certains de ces états mentaux et des valeurs de vérité leur seront attribuées telles que «vrai», «faux», ou «indéterminé». Goldman formulera une réponse particulière en ce qui concerne les valeurs de vérité des propositions. En effet, «qu’est-ce qui fait qu’une proposition a la valeur de vérité qu’elle a?» demande Goldman. Il répond que cela dépend de la façon dont le monde est. Une proposition peut être vraie sans être connue, autant qu’elle peut être vraie sans être crue. En revanche, aucune proposition ne peut être connue si elle n’est pas vraie. La vérité n’exige pas la croyance, mais la connaissance exige la croyance, et la vérité ne demande ni d’être connue ni d’être justifiée pour être (19). S’il y a un lien à faire entre Goldman et Ryle, ce sera à propos des propositions. Cependant, Goldman préfère se concentrer sur le l’«aspect mental» en épistémologie, au lieu du langage naturel et des actes de langage, ce qui sera davantage les préoccupations de Ryle qui s’intéresse à analyser et à démêler le langage ordinaire d’une façon qui rappelle le projet de Wittgenstein.

Ce qui pourrait aussi rapprocher Goldman de Ryle c’est que les croyances n’ont pas besoin d’être constamment présentes à la conscience, un exemple de cela est fournie par Goldman dans le chapitre 10 sur la mémoire : je puis avoir des croyances qui ne sont pas activées et d’autres qui sont activées dans ma mémoire à long terme (long-term memory). Goldman utilise l’exemple de Mélanie qui doit faire un travail scolaire et se rend à la bibliothèque la fin de semaine pour le faire, alors qu'elle connaît l'horaire et sait pourtant que la bibliothèque n'ouvre pas avant onze heures, contrairement à la semaine où celle-ci ouvre à huit heures. Si elle le savait si bien, pourquoi a-t-elle omis l'information? Goldman nous explique que c'est parce que l'«information» n'était pas «activée». Il faut imaginer les «croyances» comme des interrupteurs, qui sont soit à «on» soit à «off». Donc le corpus de croyances non-activées de la mémoire à long terme peut être énorme, cependant ces croyances ne sont pas toutes «présentes» à l’esprit ou activées à l’instant t (203). Aussi, la croyance inactivée peut être considérée comme causalement inopérante, puisque Mélanie se rend à la bibliothèque de la même façon que si elle n’avait eu aucune connaissance de l’horaire de la bibliothèque pour la fin de semaine. Goldman ajoute que le problème de Mélanie a résulté de son échec (failure) à pouvoir réunir et activer les faits inscrits dans sa mémoire à long terme qui pourraient influer sur sa décision et que ce n’est pas une erreur de raisonnement, mais peut-être une «erreur de catégorie». Certains renseignements n’ont pas été considérés comme pertinents dans sa prise de décision, alors qu’ils auraient dû l’être.

À continuer.

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