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«Je n'ai qu'une passion: celle qui me permet d'être libre sous le joug, content dans la peine, riche dans la nécessité et vivant dans la mort.» Giordano Bruno

lundi 25 janvier 2010

Le bonheur et la vie sont fragiles

C'était un grand jack, un bon jack, pas méchant du tout. Il faisait sa petite affaire, on le voyait le soir, au café. Il avait des amis, il s'en faisait, il n'aimait pas jouer aux échecs. Il n'était pas assez bon, mais il disait que c'est parce qu'il trouvait que le jeu était «antisocial». Je pensais qu'il devrait au moins essayer d'être plus compétitif et s'améliorer, mais il était contre la «compétition», et moi je pensais qu'on est «contre» la compétition justement lorsqu'on ne réussit jamais à gagner. Finalement, j'avais cédé un soir où on manquait de joueurs d'échecs et j'avais accepté qu'il m'apprenne à jouer à l'Awélé : je l'ai battu à la première partie, et je réussissais à gagner souvent assez facilement : le jeu manquait pour moi de challenge et je n'y rejouai plus. Je ne le connaissais pas vraiment, mais à un moment donné j'ai su de façon indirecte qu'il avait couché avec une prostituée qu'il avait aimé, mais elle l'avait rejeté, et qu'il avait attrapé le sida. Ça m'a donné un coup, et j'ai compris plein de choses à propos de lui : le pourquoi de son attitude et de ses croyances. Il s'était converti au bouddhisme et semblait de plus en plus tourné vers le spirituel. Ça ne me dérangeait pas de savoir qu'il était malade, et évidemment, je ne lui en ai jamais parlé, mais ça me faisait quelque chose de savoir que ça allait très mal pour lui, et qu'il ne le montrait pas. Il avait une mauvaise job, et aucune assurance : lorsque le virus deviendrait actif, il serait forcé de tout abandonner et de se mettre sur l'aide social pour payer ses médicaments, et il le savait certainement. Après un certain temps, je ne l'ai plus revu, il avait disparu des cafés et des gangs de joueurs qui se rassemblaient la nuit. Il habitait depuis peu avec un autre joueur d'échecs, on avait donc quelques nouvelles de lui : il restait enfermé dans sa chambre et ne faisait rien de «spécial». Il ne mangeait presque pas et avait beaucoup maigri. Un soir, la nouvelle est tombée : son coloc a senti une odeur bizarre en rentrant, il se doutait de ce que c'était, il a ouvert doucement la porte de chambre de son ami : il était couché dans son lit, affichant un rictus, un filet de bave séché marquait le bord de sa bouche. Nous avons su plus tard qu'il s'était simplement laissé mourir de faim pendant peut-être une semaine, et sans aucun liquide, les organes vitaux arrêtent de fonctionner net après quelques jours seulement. J'ai compris alors qu'il s'était tout simplement suicidé, et qu'il avait pensé à son affaire depuis un certain temps, parce qu'il s'était retrouvé, tragiquement, dans un dead end, et ne voyait aucune issue à l'enfer de la maladie, de l'isolement social et de l'humiliation. On se croit tous, bien évidemment, dans une meilleure situation que cet homme, mais il faut se dire en même temps qu'à tout moment nous pouvons, nous aussi, nous retrouver dans l'étau qui nous mènera jusqu'à une fin implacable : le bonheur et la vie sont fragiles.

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