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«Je n'ai qu'une passion: celle qui me permet d'être libre sous le joug, content dans la peine, riche dans la nécessité et vivant dans la mort.» Giordano Bruno

samedi 18 juillet 2009

Adam Smith et moi

J'ai commencé à lire hier The Wealth of Nations de Adam Smith, très bon livre que je ne pouvais plus lâcher. J'ai été surpris de voir la valeur d'échange et la valeur d'usage, notions que je croyais être de Marx. Alors que je lisais confortablement au café, je reviens vers l'intro et je lis avec horreur : «Abridged version». Une chance que je n'avais pas commencé mon soulignage intensif. J'ai appelé au magasin et je suis allé l'échanger contre la version Penguin en deux tomes, livres 1 à 3 et livres 4 à 5. J'en ai profité pour acheter On Liberty and other essays de Mill. J'ai bien pris soin cette fois de vérifier si ce n'était pas une version abrégée. Je sais que tous ces textes sont offerts gratuitement en ligne, mais «ce qui est gratuit ne vaut rien»; par conséquent, personne ne lit ces textes gratuits qui sont virtuellement morts, et personnellement, j'ai besoin du contact papier, j'ai besoin de souligner, de prendre des notes dans le livre, de toucher le livre, de le sentir, de le transporter avec moi où je veux, quand je veux, dans n'importe quelle situation, même la pluie. À partir du moment où j'achète le livre, il est à moi, et il devient une partie de moi-même une fois que je commence à le lire et à le souligner (je le souligne beaucoup, à la fois pour me constituer des repères et pour qu'il soit invendable).

Alors je sors de chez Paragraphe, j'ai une envie de pisser. Je vois la toilette du café adjacent, mais c'est pour les clients seulement : non merci, je bois déjà assez de café comme ça. Je continue mon chemin, rien en vue, alors je rentre dans le Centre Eaton et je vais en bas aux toilettes. Il y a grande foule : l'air conditionné. Je fais mon petit besoin, je cherche du papier pour m'essuyer la bistouquette, mais il n'y en a pas, alors je secoue avec vigueur en espérant que ça fera l'affaire. Je me regarde dans le miroir : fais dur, cheveux raides, la frise ne pogne pas, je me lave les mains comme je peux, et je vois apparaître tranquillement un petit spot de pisse sur mon short... Câlisse... Je ne regarde pas trop mon spot pour ne pas que les autres me voient faire et regardent à leur tour, et que finalement tout le centre commercial me regarde le spot de pisse et que ça passe sur les écrans du Centre et ensuite en première page du journal et au bulletin de 18h, après avoir fait le tour du monde sur YouTube et s'être rendu jusqu'en Chine. J'utilise mon sac de livres comme bouclier en le portant drôlement comme une sorte de sacoche, me donnant l'air tapette, et je me résous à acheter quelque chose pour pouvoir m'asseoir quelque part incognito et attendre que ça sèche.

Je prends un smoothie aux fraises avec des «tites boules noires» (tapioca? vraiment?) chez Bubble Teaser en me collant le plus possible sur le comptoir et en feignant de lire mon livre pour regarder à la dérobée où en est rendue la progression du spot de pisse. Content de mon achat, je vais m'asseoir et je lis On Liberty de Mill. C'est à ce moment que j'ai réalisé que les centres commerciaux, malgré tout le mercantilisme régnant, ne sont pas des endroits inappropriés pour la pensée. Au contraire, la promiscuité, la foule et le bruit, permet de se constituer une sorte de bulle dans ce nouveau faux agora, ce nouveau faux lieu public, où tous se rejoignent pêle-mêle pour consommer. Les penseurs devraient pouvoir y trouver leur place et leur inspiration, sans qu'ils aient à y être forcés. Aristote disait : «Tout homme est son lieu là où il est.» Je vous donne rendez-vous au centre d'achat.

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