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«Je n'ai qu'une passion: celle qui me permet d'être libre sous le joug, content dans la peine, riche dans la nécessité et vivant dans la mort.» Giordano Bruno

samedi 5 septembre 2009

Grosse vie sale

Je lisais Le crépuscule du devoir de Lipovetsky dans le métro on my way to work, et ça m'a fait penser à un petit conte taoïste, assez drôle, mais trop vrai, et pour cette raison, tragi-comique. C'est le conte intitulé «L'homme et les singes» de Lie-tseu. C'est l'histoire d'un amateur de singes au moment où survient une disette; celui-ci craint qu'ils ne se rebellent car il doit diminuer leur quantité de nourriture : il leur dit d'abord avec ruse «Si je vous donnais le matin trois châtaignes et le soir quatre, cela suffirait-il?». Tous les singes se levèrent, furieux. Se ravisant, il dit alors : «Soit, vous aurez le matin quatre châtaignes et le soir trois. Sera-ce suffisant?» Les singes se couchèrent, satisfaits.

Eh bien, pour revenir à ce que je lisais, ça parlait des années 70 et de la révolte contre le «Métro-boulot-dodo». Revendication prioritaire du temps libre. L'importance de la réalisation de soi sur la réussite professionnelle. Bref, on préférait prendre ça mollo, faire moins d'argent mais avoir plus de temps pour soi et la famille : on fantasmait en quelque sorte sur une utopie style «zéro travail, société de loisirs, temps libre total». Cette attitude antitravail a fait son temps. Les entreprises sont wise, comme l'amateur de singes : «Dès 1985, 61% des travailleurs européens faisaient le choix d'une augmentation de salaire plutôt que d'une réduction du temps de travail.» Voilà, on s'est fait fourrer sur toute la ligne.

On n'a pas encore compris la crosse de l'équivalence temps=argent, même si on s'en rince les oreilles. On pense qu'en travaillant pour un plus gros salaire on va avoir plus de temps au bout du compte, mais non, unfortunately : ton temps, ce que tu as de plus précieux et d'absolument inéchangeable, tu le donnes au plein qui t'exploites pour qu'il puisse vivre dans sa grosse cabane et se prélasser les pieds dans le sable chaud sur une plage dans le Sud alors que toi, pendant les meilleures années de ta vie, tu te fends le cul en quatre au frètte les deux pieds dans sloche pour sa crisse d'entreprise sale qui empoisonne le monde et l'environnement. Et, comble de la marde, en tout et pour tout, tu ne fais pas plus d'argent si tu tiens compte de l'augmentation du coût de la vie, mais une chose est sûre, tu as moins de temps. Relativement, par rapport au reste de la masse des travailleurs tu t'en tires à meilleur compte, mais absolument, tu es pire. Calcul ça comme tu veux, tu te fais fourrer pareil. Tu ne fais pas partie de la classe supérieure, alors oublie ça : tu vas travailler toute ta câlisse de vie, pis tu vas en manger d'la marde. Ton temps, ta vie, ne t'appartiennent pas : tu donnes tout ça à ton Maître, pauvre petit singe épais et grégarisé.

On te donne plus de bidous, mais le plein est ben crampé, parce que c'est le temps qui compte, pauvre cave! Le temps que toi tu passes à travailler pour lui, le temps que tu perds, alors que lui s'amuse à compter les billets que tu lui mets dans les poches, qu'il donne la meilleure éducation à sa progéniture de morpions, qu'il profite des meilleurs soins de santé, qu'il profite de sa vie à tous points de vue, affectant une mine affairée le cellulaire collé sur l'oreille. C'est le kairos qui compte, but you don't know that. En réalité, ce n'est pas une lutte pour l'argent, mais une lutte pour le temps... Qu'une lutte pour le temps, car l'homme est mortel. L'équivalence réelle pour toi c'est temps = vie, mais pour le plein qui t'exploites c'est ta vie = temps, et il te donne de l'argent en échange de ta vie, alors que lui profite de la sienne quand c'est le temps d'en profiter: c'est ça le kairos.

Comme à toutes les époques, quand les gens vont se réveiller, ça va se régler dans le sang.

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