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«Je n'ai qu'une passion: celle qui me permet d'être libre sous le joug, content dans la peine, riche dans la nécessité et vivant dans la mort.» Giordano Bruno

dimanche 6 décembre 2009

Pensées matinales

«Enragé du temps», pas sûr aujourd'hui. Je ne sens plus l'urgence du temps depuis que j'ai abandonné ma maîtrise, il y a de cela trois semaines. J'ai abandonné mon rêve de devenir professeur de philosophie. Je ne sens plus la pression qui me pesait si énormément, et si inutilement. J'avais besoin de m'écouter moi-même, au lieu d'avoir toujours le nez fourré dans les pensées des autres pour faire des dissertations, qui ne faisaient, au fond, que me salir. Pourquoi me salissaient-elles? Parce que je n'avais pas envie de lire ces auteurs. C'est ce qui est le plus important et que personne ne comprend jamais, parce que l'impératif est à la «production» : on ne peut pas se forcer à lire un livre, puisqu'invariablement, on finit toujours par lui manquer de respect, et on ne lui rend au bout du compte jamais justice, précisément à cause de cela. Ce n'est pas rendre service à un auteur que de vouloir absolument le faire connaître à tous ceux qui ne «désirent» pas le connaître. Il faut apprendre, ou réapprendre à désirer un livre, un auteur; il faut avoir soif d'un livre pour pouvoir bien le lire et le respecter. Au fond, c'est comme pour les femmes, en amour : celles qui ne savent pas se faire désirer n'ont jamais tout le respect qu'elles méritent. C'est le même principe. Il faut susciter la curiosité d'abord, mais nous avons appris aujourd'hui en matière d'éducation, de «connaissance», à sauter cette étape : on nous fait avaler tout, tout rond, et ensuite on se demande pourquoi certains font des indigestions. S'ils font des «indigestions», ce n'est pas parce qu'ils sont moins bons que les autres, mais parce qu'ils aimeraient pouvoir «goûter» à ce qu'ils se mettent en bouche, et surtout, ne pas manger n'importe quoi. Pourquoi toujours être si pressés? Il faut faire une différence entre fabriquer des gugusses qui auront une utilité immédiate et temporaire, et créer les conditions qui permettront de créer des choses ou des oeuvres qui viendront chercher toute la sève d'un individu. Il faut faire une différence entre ce qui demande du temps, de la croissance, de la maturation, et ce qui ne demande que le temps minimum des étapes à suivre pour sa fabrication, ce qui se trouve, au fond, avant tout, sous l'impératif de l'efficacité.

«Abandonner un rêve», c'est terrible, direz-vous. Peut-être que je reconsidérerai la chose dans quelques années. Pour l'instant, j'ai besoin de paix, de paix pour créer; j'ai des projets en tête, et je ne peux pas mener de front la maîtrise, mes deux emplois et mes projets de musique et d'écriture. J'ai besoin de paix, en fait, profondément besoin de paix, depuis ma deuxième peine d'amour. Cette peine d'amour a été très douloureuse, et à l'époque, je désirais fortement tout abandonner pour aller travailler la terre, les plantes, je rêvais d'horticulture et de calme. Je rêvais de retraite, loin de tout, mais en contact direct avec la nature. Je voulais m'isoler pour me permettre de guérir, mais je désirais, avant tout, une autre façon de penser, un autre mode de vie. J'en avais plus qu'assez de traverser la vie en voiture de course, je voulais réapprendre à marcher, à observer, voir mon environnement, le toucher, le découvrir, interagir avec lui, et surtout, respecter mon temps intérieur, arrêter de toujours taire ce que mon corps me disait et me faire violence. Cette peine d'amour n'a pas été que douloureuse, elle m'a été extrêmement utile, car j'ai compris qu'il y avait des choses qui ne marchaient pas dans ma vie. Après ce deuxième échec, cette deuxième «volée», qui m'a coûté une dépression de six mois pendant mon baccalauréat (et moi qui me croyais à l'abri), j'ai compris que le corps, l'esprit et les émotions ont leurs limites, leurs lois, et que nous ne les respectons pas la plupart du temps. Pourquoi? Parce que nous nous percevons, à tort, comme des machines, et que nous manquons d'amour envers nous-mêmes et envers les autres. Il faut arrêter de se demander d'où vient cette perception tordue de nous-mêmes, si elle vient de Decartes ou un autre, cela n'a aucune importance, il faut seulement s'en débarrasser au plus vite comme d'un poison qui menace de tuer toute forme de vie : la Nature n'est pas non plus une «machine» : ce que je veux dire par là, c'est que la Nature n'est pas quelque chose qui est essentiellement «à notre service» et à laquelle on ne fait que «passer des commandes». Comme dans l'histoire de Bouddha sur la personne qui fut blessée par une flèche perdue, l'important n'est pas de savoir qui a tiré la flèche, comment et pourquoi, car celui-là sera mort avant d'avoir trouvé la réponse, mais de l'enlever, tout simplement. Si nous ne comprenons rien, ce n'est pas parce que nous sommes moins «bons» ou moins «intelligents», mais avant tout parce que nous sommes d'abord «bouchés». Nous nous percevons comme des machines parce que nous sommes bouchés, et nous sommes bouchés parce que nous nous percevons comme des machines. Descartes aurait très bien pu dire, à son époque, qui ne comprenait déjà plus rien à force de répéter et de dire machinalement ce que les autres ont toujours dit et répété à leur tour machinalement : «Je pense, donc je suis bouché.»

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