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«Je n'ai qu'une passion: celle qui me permet d'être libre sous le joug, content dans la peine, riche dans la nécessité et vivant dans la mort.» Giordano Bruno

lundi 30 novembre 2009

Instantanée 1



Il est trop de bonne heure et je n'arrive plus à dormir. L'angoisse me met les nerfs en pelote. C'est dans ces temps-là de roboticité que je produis comme un damné, que je me mets le feu au cul et qu'ensuite, vidé, le cerveau à l'état de minéral, je tombe comme une douille vide. Alors, je me lance à ma poursuite. Je vais tenter d'esquisser l'ébauche du projet d'une nouvelle, que je n'arrive pas, vous vous en doutez, à pondre. En voilà une partie, et comme en tout, je serai toujours fragmentaire, ou fragmenté?

«Cette longue lettre ne te parviendra probablement jamais. Mais qu'importe. Si on pense à tout ce à quoi je ne suis jamais parvenu, elle s'en remettra facilement. Je ne suis pas doué pour comprendre les hommes, et par conséquent, je ne suis jamais parvenu à les comprendre. Je ne suis pas doué pour l'existence, encore moins pour la vie sociale, mais peut-être un peu plus pour les soupes populaires, les refuges et le bien-être social? Et pourquoi donc? Eh bien, bonne question! C'est peut-être la raison pour laquelle j'étais tant attiré par la philosophie, cette grande école de désillusion. Je montais à l'assaut de la vérité avec mes questions fondamentales sur l'existence, cette énigme, au fond, insoluble, et encore plus au fond, de ma prétention, à tout pouvoir comprendre. L'essentiel, c'est que je ne devais pas oublier mon argent, malheureusement, de l'argent que je n'avais même pas. Je m'en remets aujourd'hui à vous et à votre grande et profonde sagesse, ceux que j'appelais autrefois les philistins. Comme toutes choses en ce monde, et bien m'en fait si ça n'a pas toujours et de tout temps été le cas, la vérité possède aussi son tourniquet. Si tu me demandes S. ce que j'en pense après tout le chemin parcouru, je te dirais que ça valait au moins la peine,  dans mon cas, d'être aux premières loges pour avoir une vue imprenable sur ma propre déconfiture monumentale. Toutefois, je pourrais te dire que je suis au moins parvenu à trouver quelques vérités chemin faisant : les créanciers, l'exploitation, la cruauté, l'étroitesse d'esprit, le cynisme, la prison. La réalité, c'est les murs de béton et les froids barreaux d'acier : l'essence même du plus concret, tes pauvres os seront broyés. Si on me laisse encore quelque chance de survie, c'est tout simplement parce qu'on ne peut exploiter un cadavre : les parasites doivent laisser un peu de sang à leur hôte. La vérité, c'est que tout, absolument tout en ce monde est le contraire de la vérité. En ouvrant les pages d'un des soi-disant grands livres de l'humanité, on nous promet déjà, à vrai dire, de belles et nobles choses : «Car on donnera à celui qui a, et il sera dans l'abondance, mais à celui qui n'a pas on ôtera même ce qu'il a», mais il vaudrait mieux dire : «Ceux qui ont, auront toujours tout, et ceux qui n'ont pas, n'auront jamais rien, car on ne prête qu'aux riches», ce qui revient à peu près au même, mais en plus clair. Tout au long de l'histoire on ne fait que changer les noms et les étiquettes pour ensuite se servir sur des plateaux de fortune des euphémismes bien sonnants : les pouvoirs qu'avait hier l'aristocratie, c'est aujourd'hui la dollarocratie qui les a. Et c'est toujours la même comédie, seuls les acteurs ont changé. Le prince charmant n'arrive plus sur un grand cheval blanc à la longue crinière magnifique, car cela manque d'humilité et de sens pratique,  le blanc se salit facilement, mais sur un poney brun avec un chapeau de paille et une énorme bourse attachée à sa ceinture. La prudence est de mise et il vaut mieux faire de petits pas que de risquer de tomber de haut : c'est la mentalité du siècle, et tous y souscrivent comme à une assurance-vie, qui n'est, à l'évidence même, que l'assurance d'être définitivement et bien mort.»


À continuer...

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