Pages

«Je n'ai qu'une passion: celle qui me permet d'être libre sous le joug, content dans la peine, riche dans la nécessité et vivant dans la mort.» Giordano Bruno

jeudi 14 avril 2016

Construire son passé

Qui se souvient exactement de ce qu'il a mangé il y a deux semaines?

Je me souviens d'une étude en psychologie légale qui disait qu'on commençait à construire des alibis de toutes pièces après deux ou trois semaines, ce qui amenait les personnes interrogées dans des enquêtes à mentir involontairement.

Ainsi, l'horizon de notre mémoire est fortement limité dans le temps, et je doute que nous puissions tout retenir d'une façon ou d'une autre, par exemple, dans l'inconscient. Il n'y a qu'à penser à la masse d'informations inutiles que cela ferait dans le cerveau: cela ne servirait qu'à l'encombrer.

Il faut donc accepter le fait de perdre, et plus même: de TOUT PERDRE.

Puisque notre mémoire est notre identité, en principe, si nous perdons la mémoire, nous nous perdons graduellement.

Si je ne peux me souvenir de ce que j'ai mangé il y a deux semaines, c'est comme si je n'avais jamais existé cette journée-là.

Au fond, on pourrait se demander légitimement qu'est-ce que l'identité, si elle nous coule si facilement entre les doigts...

L'identité a-t-elle une réalité?

La conscience a-t-elle une réalité, ou n'est-elle qu'un trucage, qu'une illusion d'optique?

*

Si je suis mon plan génétique, et qu'on fait une réplique de moi, est-ce moi?

Si j'ai mon double devant moi, avec mon passé en plus, mes cicatrices, tout... S'il est complètement identique à moi, en tout point, je ne suis tout de même pas «lui», puisqu'il est en face de moi: je ne peux être dans sa tête, vivre en lui, ressentir sa douleur ou sa joie, et voir par ses yeux. Je ne suis donc PAS lui.

Si des généticiens décident de me recréer après ma mort, avec toute ma mémoire et mon expérience de vie passée, vais-je vraiment alors revenir à la vie, MOI?

Pensez-y: si le double qui est identique à moi est devant moi et que je ne suis pas lui, je ne serai pas davantage lui s'il apparaît après ma mort...

Il s'agit de moi, mais en même temps non. Il y a comme un problème de la conscience qui ne semble pas être transférable. Ainsi, ma conscience est unique, et je ne peux pas être recréé: une fois que je suis mort et que mon corps est en décomposition, c'est terminé, il n'y aurait plus de retour possible, même scientifiquement.

Cela veut dire que si je veux avoir une chance de vivre éternellement, je ne dois pas mourir en premier lieu: il faut trouver un moyen de prolonger ma vie indéfiniment, par exemple avec un nouveau corps, un cerveau neuf, de nouveaux organes. Je dois trouver un moyen de rajeunir les pièces existantes ou de les empêcher de s'user, mais une fois que la personne meurt: c'est définitivement terminé.

Cette perspective est terrifiante et angoissante. Il faudrait ajouter aussi que même l'ADN se dégrade au fil du temps.

Cela dit, si je ne suis pas la copie conforme qui se trouve devant moi, il n'empêche que pour les autres c'est exactement MOI. Ainsi, se pourrait-il que la conscience soit une illusion créée par moi-même? Puisqu'il est possible que je sois tout à fait moi SANS EN AVOIR CONSCIENCE...

Il est même possible que mon code génétique existe à plusieurs endroits de l'Univers et que des infinités de «moi» existent tous en même temps sans qu'aucun ait conscience qu'il existe dans une infinité d'autres endroits.

Cela m'amènerait-il une certaine consolation de savoir que je vais personnellement mourir, mais que mon code génétique me survit, même si c'est avec une autre histoire, dans un autre monde, dans un autre temps, dans d’autres conditions, avec un autre développement de ma personnalité?

Je pourrais ainsi découvrir plein de «nouveaux moi», qui sont le même.

Ce qui me définit alors, est-ce ma conscience et mon expérience de vie ou mon code génétique?

*

Revenons au sujet. Au niveau de l'Histoire, c'est pareil: les plaques tectoniques se déplacent et s'enterrent l'une l'autre tranquillement, au fil des siècles. Demandez aux archéologues: toutes les preuves du passé non encore découvertes sont condamnées à disparaître au centre de la Terre avec le reflux des plaques tectoniques. La Terre recycle ces plaques en son centre, puis elles remontent sous forme de lave. Ainsi, tout ce qu'il y avait dans ces plaques est fondu et brûlé: quand elles remontent sous forme de magma, c'est du neuf.

Celui qui prend vraiment conscience que rien n'est conservé, mais plutôt que son passé fout le camp à tour de bras, pourrait décider volontairement de créer son passé à son goût, et il n'y commettrait aucune faute morale. Pire encore: il se souviendrait mieux de ce passé que de son vrai passé en lambeaux, puisqu'il se le répéterait plus souvent.

Nous nous souvenons des événements marquants de notre vie, mais tout le reste est presque immédiatement effacé. Puis, il arrive un temps où même les événements marquants deviennent flous, incertains, presque irréels.

Il est étonnant de voir, quand on fait le test, à quel point il est parfois difficile de se souvenir d'événements qui nous avaient pourtant autrefois très marqués.

Ainsi, beaucoup de journées, de mois, d'années de notre vie, sont jetées, sans plus, aux poubelles de l'Histoire.

À la fin, il faut accepter de n'avoir JAMAIS EXISTÉ.

Dans ces conditions, peut-on vraiment dire que notre vie est plus réelle que celui qui s'imagine être un papillon dans un rêve? (Tchouang-tseu)

Puisque si je ne me souviens pas de ce que j'ai mangé il y a deux semaines, c'est comme si je n'en avais eu AUCUNE CONSCIENCE... Et pourtant, c'était bien MOI qui avais mangé ceci ou cela...

Qu'est-ce donc alors qui me différencie de cet AUTRE devant moi qui est MOI mais sans que j'en ai conscience?

En principe, il n'y a aucune différence...

La conscience serait donc une illusion...

C'est comme si nous étions des «faisceaux d'actions», mais c'est tout... le reste semble illusoire...

Nous serions comme des unités agissantes dont la conscience et la personnalité importeraient peu à l'Univers...

3 commentaires:

  1. L'image de Lao Tseu sur son boeuf nous rappelle que la voie que l'on nomme n'est pas la voie pour toujours... Par ailleurs, je constate que l'écriture permet de faire revenir à la surface des souvenirs que j'avais enfouis dans le magma de mes pensées. Je ne me souviens pas de tout, loin s'en faut, mais des faits que j'ai parfois jugés comme étant anodins ont pris au fil des ans des dimensions épiques. Untel me propose d'aller à tel endroit. Si je n'y étais pas allé je n'aurais pas vécu X, Y ou Z... Ce Untel, que je n'ai jamais revu, est presque devenu un messager des dieux à mes yeux... Quant à ce que j'ai mangé la semaine passée, ça devait être bon puisque je ne suis pas du genre à manger de la marde.

    RépondreEffacer
  2. Une autre chose étrange, à mes yeux, c'est qu'avec le temps on regarde les événements passés, et ils prennent parfois une tout autre signification que ce qu'ils avaient alors. Au fond, c'est comme si en réinterprétant le passé, avec le recul, on modifiait son sens, et qu'on le modifiait carrément, autrement dit.

    RépondreEffacer
  3. J ' étais frappé un jour de l ' imprécision de la mémoire , la mienne en tous cas :
    j ' évoquai , les yeux fermé , l ' image du visage d ' un être cher qui n ' habite pas la m^me ville que moi - je m ' étonnai de ce que l ' image que j ' en gardais fût si vague , presque nulle - pourtant j ' avais bel et bien de cette personne une sensation réelle -
    Plus récemment j ' ai eu l ' impression , à propos d ' une sensation agréable que j ' avais eue , qu ' elle était tours aussi forte maintenant qu ' elle me revenait - à vrai dire qu ' elle était maintenant exactement la m^me qu ' elle avait été - peut-être était-ce dû au fait qu ' elle était sans mots pour la décrire - une odeur peut-être ( je ne me souviens plus ) -

    RépondreEffacer