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«Je n'ai qu'une passion: celle qui me permet d'être libre sous le joug, content dans la peine, riche dans la nécessité et vivant dans la mort.» Giordano Bruno

samedi 20 mars 2021

Le sentiment aigu d'exister et la réification

 Il m'arrive quelquefois en pleine nuit d'avoir le «sentiment aigu d'exister».

Je ne peux pas dire que c'est une impression indescriptible, car je vais faire de mon mieux pour en parler, même si ce n'est pas la même chose que de le vivre.

Quand j'éprouve le «sentiment aigu d'exister», qui peut arriver en plein jour, mais qui marque davantage en pleine nuit, je suis tout simplement terrorisé par ma propre existence.

Je me sens alors «situé», comme pourrait dire un certain Sartre, c'est-à-dire, situé dans une «situation», ce qu'est le temps, l'espace, ma peau, ma mort à venir.

Je me sens «emprisonné» dans mon corps, dans ma vie, et simultanément, je sens que je ne colle à rien. Je me sens en quelque sorte «condamné», condamné à vivre, condamné à souffrir, condamné à mourir, mais en tant qu'autre, mais à la fois comme intensément moi-même.

Je sens que rien n'y peut rien changer. Je sens que toute ma vie, ma présence, sont contingents, que j'aurais pu ne jamais exister, ou être tout autrement, par exemple avec une apparence différente, un autre métier, un autre pays, une autre langue, ou même que j'aurais pu être dans une autre époque, ou encore sur une autre planète.

Je sens que j'existe, et que ma mort est «imminente» (je me sens presque de l'autre côté). Je sens aussi que j'existe depuis peu, et je vois défiler toute ma vie depuis mon enfance. Je perçois le court laps de temps qui m'est imparti pour vivre, et je sens que je n'ai rien fait, et que je n'aurai pas le temps non plus de rien faire. C'est paniquant en quelque sorte. Une frayeur m'envahit, et j'ai l'impression alors d'être dans un moment «critique», voire dangereux.

Je ne peux pas dire que ce genre d'expérience soit entièrement négatif. Il en ressort peut-être un bien dont je ne mesure pas la portée.

Lorsque la frayeur passe, qu'on pourrait appeler une sorte d'«angoisse existentielle», il n'en reste cependant plus rien. Enfin, c'est ce que je crois.

Par contraste, l'attitude opposée qui consiste à s'instrumentaliser au service d'une cause, ou de quoi que ce soit, ce peut être un travail, un métier, une fonction, est une réification de soi-même, un devenir «chose». On endosse alors tout ce qui colle à soi.

On se fait «chose» pour échapper à sa finitude, mais aussi à son infinitude.

Cette attitude est courante pourrait-on dire, et donc assez banale.

Cependant, ce n'est pas parce que cette attitude est courante qu'elle est bonne ou saine.

La réification de soi-même est en quelque sorte une exigence dans de nombreuses situations. Elle est inévitable. 

Mais est-elle bonne?

Personnellement, je ne crois pas.

Car si je me réifie moi-même, c'est-à-dire que je me sers de moi-même comme d'un «moyen», et que je m'oublie comme «fin» (pourrait dire Kant), je suis enclin à exiger la même attitude des autres, et je suis aussi enclin à les traiter comme je me traite moi-même: c'est-à-dire comme un moyen.

Or on sait que cette attitude est inhumaine.

Je ne peux jamais me servir des autres comme d'un moyen pour parvenir à mes fins personnelles en laissant l'être humain derrière, mais c'est pourtant ce que nous faisons dans le capitalisme. L'employeur ne réifie peut-être pas lui-même l'employé, parce que nous ne sommes pas en régime esclavagiste, mais l'employé par contre n'a pas le choix de se réifier lui-même pour «correspondre» à ce qu'on attend de lui, ou à ce que la «vocation» qu'il a choisie attend de lui.

On pourrait appeler cela de l'autoaliénation, ou encore, du «professionnalisme».

Et cette attitude est opposée au sentiment aigu d'exister, parce qu'autant cette dernière attitude est terrorisante et effrayante, autant la première est rassurante et anesthésiante.

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