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«Je n'ai qu'une passion: celle qui me permet d'être libre sous le joug, content dans la peine, riche dans la nécessité et vivant dans la mort.» Giordano Bruno

jeudi 25 mars 2021

Mon père qui est au ciel

Mon père est décédé il y a de cela déjà plusieurs années, mais pour moi le deuil ne s'est pas encore fait. Aujourd'hui encore, c'est pour moi comme s'il était seulement disparu. Et plus le temps passe, plus j'ai le sentiment qu'on m'a volé mon père, et une bonne partie de ma vie, ce qui alimente toujours plus ma rage intérieure, et mon besoin de démolir toutes les idoles, ces parasites de haute volée auxquelles les gens se soumettent si facilement et sans véritable examen.

Ironiquement, la leçon la plus importante que je retiens de mon père, c'est de ne jamais se soumettre ou obéir aveuglément à aucune autorité, autrement dit, qu'il faut toujours penser par soi-même et soumettre absolument tout à la critique dans le combat pour le bien, la vérité et la liberté, chose qu'il n'a pas toujours faite jusqu'au bout. Il a en quelque sorte forgé les armes dont il aurait eu besoin, à travers son fils.

Mon père était très grand et mince, roux, intelligent et ouvert d'esprit, c'était un bel homme empreint de tact et de discrétion. Il a marqué certaines femmes, et je crois qu'il avait quelque chose de spécial, qu'on pourrait appeler une «belle naïveté», et dont j'ai hérité, mais qui m'a coûté cher dans la vie. D'après le peu que j'ai connu de lui, je crois que c'était un homme de conviction; il avait un besoin irrésistible de croire en quelque chose. Il avait un fort caractère, mais le tempérait beaucoup; dans certaines rares situations, il était capable de se mettre en furie. Il était foncièrement honnête, véridique, optimiste et philanthrope: il voulait du bien aux hommes en général, à l'humanité, et cherchait les moyens d'en faire. C'est pourquoi, je suppose, il tempérait beaucoup cette capacité en lui qu'il avait à devenir explosif.

Je n'ai pas beaucoup de souvenirs de lui de ma jeunesse, seulement quelques impressions et photos. Si j'ai deux reproches généraux à lui faire, c'est sa relative froideur et son entêtement. Son côté affectif n'était pas démonstratif, il était réservé. Disons que la réserve et le sérieux sont des traits de personnalité prégnants dans la famille du côté de mon père, où on trouve une sorte de talent pour l'enseignement, qui aurait très avantageusement bénéficié d'un équilibre par le sport et le développement de l'esprit d'équipe. Du côté de ma mère, ils étaient plus expansifs, plus décontractés, moins intellectuels, et moi, j'étais pris entre les deux. C'est par comparaison entre les deux familles que les différences me sont apparues.

Je peux dire, contrairement à moi, que mon père n'aimait pas les animaux. Je crois que la perception qu'il en avait, malheureusement erronée, était cartésienne: il les voyait comme des genres de machines non douées de conscience. Mon père était très cartésien et rationnel sur bien des points, peut-être trop. Il ne se permettait aucun écart, aucune exagération; il ne consommait de l'alcool qu'avec modération, ne s'enivrait jamais, ne fumait pas, ne prenait aucune drogue, pas même de café, essayait le plus possible de manger bien, surtout des aliments frais et naturels. Il avait d'ailleurs toutes sortes de lubies de régimes et de vitamines, et il croyait à tout cela. Il était un scientiste convaincu, et croyait aussi que l'épanouissement sexuel libérait le cerveau. Mais si c'était vraiment le cas, toutes les stars du porno seraient des génies.

Je suis sur bien des points l'antithèse de mon père, autant par le caractère que par les idées ou les émotions.

J'ai hérité cependant de sa grandeur, sa complexion rousse, son entêtement, sa rationalité, sa froideur, et de son côté explosif. Je suis une combinaison de traits et d'intérêts contradictoires, à cause des différences d'avec ma mère. Pour les différences d'avec mon père, j'aime les animaux, je suis expressif et émotif, j'ai été longtemps timide et renfermé, et j'en ai souffert beaucoup, je manque parfois de diplomatie, je suis mélancolique, pessimiste, souvent trop sérieux, je m'emporte facilement, studieux, je remets tout en question, explorateur, téméraire, et je n'accepte pratiquement aucune autorité, même spirituelle, je suis joueur, et je suis capable d'excès de toutes sortes.

Les rapports entre mon père et moi se sont aggravés assez tôt. À l'école secondaire ça n'allait pas toujours bien, je consommais des drogues, je buvais, je m'accoutrais en punk ou en rocker délinquant, j'écoutais du metal à connotation satanique, je faisais n'importe quoi. Je volais, je faisais des mauvais coups, j'étais méchant avec les personnes et les animaux, j'étais un petit crisse. Oui, j'étais pas endurable. J'ai fini par doubler mon secondaire 4 à cause de mes mauvaises notes. J'ai quitté l'école avant l'hiver, et puis, j'ai commencé à travailler. J'ai beaucoup aimé cette période de ma vie. Je me levais à 4h du matin pour passer les journaux sur les deux îles où j'habitais, et ensuite, j'allais en bicycle aux serres Charbonneau à Ste-Dorothée pour arroser les plantes à 6h du matin. Ensuite j'avais toute la journée pour moi, j'essayais de lire le Globe and Mail dans mon lit, journal que j'avais parfois en trop.

Mon père était je crois déçu de moi, mais je ne m'en apercevais pas à l'époque. Le fait de m'éloigner de mes mauvaises fréquentations à l'école m'avait fait du bien. À l'été, deux femmes de France sont venues nous rendre visite. J'avais 16 ans. Elles faisaient partie de la secte ufologique auquel mon père adhérait depuis mon enfance et qui prônait, entres autres, la liberté sexuelle. Mon père pensait se taper (ou retaper?) la plus belle des deux, une femme de 26 ans, mais comble de surprise, elle était plutôt intéressée par moi. Mon père a donc laissé aller les choses, et je lui en suis reconnaissant. Elle a été finalement le premier véritable amour de ma vie, j'ai fini par coucher avec elle dans le lit de mon père, alors que lui dormait sur le canapé. D'une certaine façon, mon père était un peu obligé d'accepter cet état de choses, puisque dans la secte, on prônait que la jalousie était mal, etc. Cependant, j'ai découvert plus tard que mon père éprouvait ces émotions comme tout le monde, mais les taisait au-dedans de lui. J'étais stupéfait quand j'ai fait cette découverte pour le moins dissonante. Cela me signalait qu'il y avait quelque chose de faux dans cette croyance de mon père.

J'ai senti personnellement qu'à partir de ce moment les choses se sont corsées. Quand les choses ont mal tourné pour moi au cégep, et que mon père voyait que je n'aboutissais à rien, que j'avais fait le tour des sciences pures, de la psychologie et finalement, de la littérature, il m'a foutu dehors. Il m'a trouvé une chambre à Montréal dans un bloc appartenant à un membre de la secte, à Ville-Émard. Immédiatement, je suis tombé sur l'aide sociale, et j'ai coulé à pic. J'étais coupé de ma vie à Laval, j'étais dépressif, suicidaire, je volais pour me permettre des petites gâteries, bref, j'en ai beaucoup voulu à mon père d'avoir été aussi radical. Je ne pouvais pas poursuivre des études quelconques, et il voyait que ça n'allait pas du tout, mais ne faisait rien pour m'aider. Je n'avais pas droit aux prêts et bourses pour aller à l'université non plus, parce que mon père gagnait trop. Je n'ai jamais pu remettre les pieds chez mon père, et puis, quelques années plus tard, il est parti aux États-Unis, là où son gourou, le Grand Salaud, l'attendait dorénavant.

Je n'ai pas beaucoup connu sa vie après cette époque. Je l'ai peut-être vu 2 fois en personne à Montréal, on s'est écrit de rares courriels, il semblait de plus en plus enfoncé dans sa secte, et moi j'essayais de le convaincre que ce n'était qu'une fumisterie, mais il ne voulait rien savoir. Mon père n'était pas ouvert à la véritable discussion. Et si j'ai un autre reproche à lui faire, c'est de ne pas s'être intéressé à ce qui m'intéressait quand j'étais au cégep, c'est-à-dire, à la philosophie. Non, sa secte lui servait plutôt de prêt-à-penser, et il rejetait toute la philosophie, sans distinction. Pour lui, ce à quoi je m'intéressais, c'était de la merde, c'était une perte de temps, et il le montrait; il aurait préféré que je devienne un genre de scientifique ou je ne sais quoi. Il aurait préféré que je devienne l'ingénieur qu'il n'a jamais pu être.

D'ailleurs, après mon échec en secondaire 4, quand je suis revenu l'année d'après, j'étais le meilleur de classe en mathématique. J'aidais même la classe enrichie sur l'heure du midi en mathématique. Mais je travaillais fort, j'étudiais tard la nuit, je faisais tous les problèmes, même ceux qu'on ne nous demandait pas de résoudre, autrement dit, j'étais passionné. J'étais donc capable de devenir un scientifique comme il l'aurait voulu, mais j'avais une pulsion contradictoire plus forte en moi qui me poussait vers l'argumentation, la philosophie. Je n'ai pas perdu ce talent pour les mathématiques, alors qu'il y a seulement 5 ans environ, j'ai été, à ma grande surprise, le meilleur score des 2 classes de Macroéconomie à l'Université dans le travail d'équipe le plus important du cours. Malheureusement (ou heureusement?) pour moi, des conflits internes à mon équipe ont fait tout chavirer et je me suis retrouvé seul. La plupart des équipes étaient composées de 4 ou 5 membres, certaines avaient des mathématiciens, des ingénieurs dans leur équipe. Je me disais qu'il était impossible que je compétitionne avec eux, surtout que je ne savais plus comment calculer. Alors, je suis allé à des classes de récupération, et ma détermination a fait que j'ai gagné sur tout le monde. Je n'ai jamais reçu aucune félicitation de personne, et personne non plus ne s'est demandé comment j'avais fait pour réaliser un tel exploit. Dans ces situations, je n'ai toujours trouvé que l'envie et la détestation générale, ce qui en révèle assez long sur la nature humaine. On ne se fait définitivement pas beaucoup d'amis quand on se montre plus brillant que les autres, et c'est pourquoi en démocratie, où tous se considèrent comme des «égaux», on valorise tant la normalité et même la stupidité.

C'était tellement incroyable, car il devait y avoir 100 personnes dans les 2 classes, que le professeur, qui ne m'aimait pas, m'a trouvé des erreurs imaginaires, que j'ai immédiatement relevées. Après ces corrections, qu'il a dû faire à son bureau, j'étais premier dans les 2 classes. La même chose m'est arrivée au cégep. J'avais un résumé à faire d'un livre de 500 pages en 10 pages max. C'était Moll Flanders de Daniel Defoe, un excellent livre. J'en ai fait le résumé en partie sur mon bol de toilette tellement je trouvais ça facile. Armé d'un surligneur jaune, j'ai fait un résumé tellement impeccable, que la professeure ne m'a pas remis ma copie: elle voulait me voir après le cours. Elle disait qu'elle ne croyait pas que c'était moi qui avais fait ce résumé, et voulait attendre de voir mes autres travaux avant de me donner la note de 100%. Malheureusement, elle n'en a pas eu la chance, car j'ai quitté le cégep peu après.

L'adhésion de mon père à cette secte, dont j'ai longtemps aussi fait partie, est un fait marquant dans ma vie. J'ai longtemps dû me battre pour enfin arriver à voir la vérité. Car il est indéniable que les soucoupes volantes existent, ainsi que les extra-terrestres, et il est aussi possible qu'ils soient à l'origine de la vie sur Terre, mais il ne faut jamais oublier que les «possibles» restent des «possibles» seulement, et que nous n'avons aucune autre preuve que leur présence. De là à affirmer qu'un homme qui se prétend être leur «envoyé» est véritablement ce qu'il prétend être, il y a une grosse marge. Une conjonction de «plausibilités» non plus n'est jamais une preuve irréfutable. C'est pourquoi j'ai décidé de ne pas fonder ma vie sur cette croyance, parce que ça ne reste effectivement qu'une croyance, et parmi tant d'autres, basée sur des plausibles seulement, et rien de plus.

Si je dois fonder ma vie sur quelque chose, ce ne pourra être que sur des certitudes. Une secte qui exige plus que de seulement être sympathique à ses suppositions demande à être investiguée en profondeur afin de trouver de réelles preuves de ce qu'elle avance. Dans le cas de la secte de mon père, c'est très facile de prouver que ce n'est qu'un tissu de mensonges et de plagiats, prenant appui sur la Bible, qui est elle-même un des plus épouvantables tissus de mensonges et de fabulations bimillénaires. Que le gourou de cette secte n'est qu'un homme d'affaire qui prospère dans le racket des soucoupes volantes et la «belle naïveté» des personnes de bonne volonté. Il y en a d'ailleurs plein d'autres comme lui qui font leur argent sur le dos des gens qui portent leurs espoirs sur ces engins du ciel. 

Malheureusement, personne ne connaît la vérité sur nos origines. Les petits bonshommes verts dans le ciel n'en connaissent peut-être pas plus long que nous non plus. Qui peut vraiment se targuer de savoir?

Même quand je dis que je sens des forces invisibles derrière moi, est-ce que ça me force à adhérer à une religion? et laquelle? Et quel lien ces forces auraient-elles avec une quelconque religion? Il n'y a absolument aucun lien. S'il y a des forces, il y en a, et c'est tout. Même les pouvoirs de Frère André, s'il en avait vraiment, n'auraient aucun lien avec la religion chrétienne, et seraient encore moins une preuve que la religion chrétienne est vraie, ou que Dieu existe. Il n'y a pas de lien entre tous ces phénomènes. Il n'y a que des phénomènes, qui semblent connectés, mais qui sont sans lien, un peu comme dans le darwinisme, et les théories farfelues des physiciens actuellement en vogue.

J'aurais espéré une réconciliation avec mon père avant sa mort. J'aurais aimé l'aimer, l'apprécier davantage, lui montrer de quoi je suis capable, mais sa dureté de cœur et son obstination l'ont empêché de voir tout ça, et de comprendre que la vie, parfois, ne dure pas aussi longtemps qu'on aurait pu l'espérer. J'aime croire que mon père n'était pas sans émotion, et que ce sont ses idées élitistes, ses croyances hâtives qui mettaient un voile entre lui et les autres. Un peu comme John Lennon, qui voulait sauver le monde en chantant la paix, mais qui n'était même pas capable de sauver ses propres enfants, perdu qu'il était dans des idées générales, et au fond, illusoires.

Sur ce point, j'ai beaucoup différé de mon père, en ne voulant pas sauver les hommes en général, l'humanité, mais en essayant seulement, et simplement, de sauver un seul homme, une seule personne, et pourquoi pas, un seul animal? Il vaut la peine de voir si c'est possible, et de voir à quel point c'est difficile. S'il est si difficile de sauver ou même d'aider une seule personne, comment peut-on prétendre pouvoir sauver toute l'humanité, tous les hommes? C'est ce à quoi j'ai été confronté assez tôt dans ma vingtaine, étant trop pauvre pour me payer le luxe d'aimer les hommes en général.

J'aurais aimé qu'il puisse remettre en question ses croyances et changer d'idée, mais à ce qu'il semble, il était blindé intellectuellement et émotionnellement contre ce genre de changement radical, préférant réserver le changement aux autres. Des génies reconnus comme Bobby Fischer sont tombés dans les mêmes travers, mais en sont revenus; la croyance n'est définitivement pas une question d'intelligence. Finalement, je suis un peu comme un extra-terrestre dans ma propre famille, et c'est en moi qu'il aurait dû croire, au lieu des petits bonshommes verts qu'il n'a jamais vus de ses propres yeux.

Adieu à mon père qui est au ciel.

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