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«Je n'ai qu'une passion: celle qui me permet d'être libre sous le joug, content dans la peine, riche dans la nécessité et vivant dans la mort.» Giordano Bruno

dimanche 8 novembre 2015

La vérité n'est vraie que si c'est la bonne personne qui la dit

Un livre qu'on a failli
ne jamais connaître
Vous connaissez John Kennedy Toole?

Un ancien militaire devenu écrivain qui se pensait raté. Il n'a jamais réussi à être publié dans aucune maison d'édition aux États-Unis. Tous les éditeurs étaient unanimes pour refuser son manuscrit. Il est parti seul faire un dernier tour de son beau pays, puis il s'est suicidé dans sa voiture. Sa mère a repris son manuscrit et s'est promis de le faire publier. Elle a essuyé autant de refus. Finalement, elle a insisté auprès d'un professeur de littérature à l'université. Le prof a pris du temps pour le lire, elle a dû venir l'achaler à la fin de ses cours pour qu'il y jette un coup d'oeil, car il était «très occupé». Lorsqu'il a lu le manuscrit, il a trouvé que c'était génial. On connaît la suite de l'histoire: «La conjuration des imbéciles» est devenu un best-seller, et on a pensé qu'il s'agissait d'un génie méconnu. Probablement qu'en tant qu'ancien militaire, il n'avait aucune crédibilité comme écrivain auprès des éditeurs. Moi c'est ce que je crois, mais qu'importe. Un écrivain reconnu serait arrivé avec le même texte et les éditeurs auraient probablement crié immédiatement et tous en cœur que «c'est un génie!».

Personnellement, j'ai vécu la même expérience dernièrement à l'université dans un cours d'été à la maîtrise d'à peu près 80 étudiants. L'étudiante venait d'Europe; elle était un peu grosse, un peu laide, mal habillée, avec une drôle de voix, bref, elle avait tout le portrait de la conne typique. Elle n'arrêtait pas de poser des questions en classe, interrompant le prof, qui s'est même un peu énervé à un certain moment. Elle nous exaspérait aussi. Je me souviens d'avoir pensé, après une autre de ses questions, que c'était une conne fatigante. Or, retournement d'opinion complet de toute la classe lorsqu'elle s'est mise à parler d'un travail qu'elle a fait pour le cours et qu'elle a expliqué son point de vue en profondeur... Je vous le dis: je crois que c'était l'étudiante la plus brillante de la classe, et tout le monde le sentait, tout le monde était épaté. J'étais même gêné d'avoir pensé que ce pouvait être une conne... Mais qu'est-ce qui m'avait conduit à penser cela? Des comportements, l'apparence, l'apparente non-pertinence des questions, etc., ce n'est pas clair, mais j'avais déjà bien jugé cette personne, comme tant d'autres l'ont fait, avant de la connaître.

Par contre, si elle n'avait pas parlé devant toute la classe, ou si elle n'avait pas été capable de bien exprimer ses idées pour une raison ou une autre (timidité, problèmes d'élocution, etc.), ou encore, si elle avait été nonchalante, je crois que j'aurais persisté dans mon opinion. La vérité tient à mince fil.

J'en ai déduit cette règle de précaution: «Les personnes les plus brillantes passent parfois pour des cancres.»

Je me souviens d'une expérience marquante que j'ai eue au cégep: dans le cours de littérature, on avait un résumé de livre à faire, et moi j'avais choisi «Moll Flanders» de Daniel Defoe, un livre de plus de 500 pages. Je l'avais résumé en 10 pages, comme on me l'avait demandé, et je me souviens que je lisais ce livre-là sur le bol de toilette et que je le trouvais extrêmement bon, mais en même temps extrêmement facile à résumer juste en soulignant un peu.

Le prof m'a retenu après la classe pour me parler. Elle m'a dit que mon travail valait 100%, mais qu'elle avait un doute que ce soit moi qui l'aie fait. Je me suis défendu comme j'ai pu, mais je savais aussi qu'en insistant trop, je la convaincrais peut-être encore plus que j'étais coupable, elle a donc retenu mon travail le temps de voir mes autres notes dans le cours pour décider de mon sort. Finalement, je crois que c'est l'année où j'ai abandonné tous mes cours, où mon père m'a éjecté du domicile familial, et que je suis arrivé à Montréal, pour tomber dans la drogue, la prostitution et les prisons. Je ne connais pas exactement la raison qui a fait douter le prof de mon excellence, mais je sais que je me foutais pas mal du cours, et ça devait paraître. J'étais nonchalant, et je n'avais pas eu de bons résultats au début du cours, car les choses qu'il y avait à faire ne m'intéressaient pas. Par contre, le livre de Daniel Defoe m'a captivé, et c'est pourquoi j'ai fait le travail au meilleur de mes capacités. Je ne vois pas alors comment ça n'aurait pas valu 100%, mais le prof n'a pas reconnu mes capacités, j'ai passé pour un tricheur, et l'estime de moi-même en a encore pris un coup.

Je n'ai jamais eu une grande estime de moi-même à cause de toutes les réactions de mon entourage à ce que je faisais et à ce que j'aimais. J'étais brillant en philosophie, mais on me disait toujours que «ça ne valait rien, que j'étais mieux de faire autre chose», etc., puis, alors qu'on voyait que je m'entêtais, on me méprisait. Par la suite, tous les déboires que j'ai connus ne m'ont pas aidé à me construire une estime de moi-même. Disons plutôt que toutes ces années n'ont été qu'un vaste travail de démolition de mon estime personnelle. Ce n'est qu'aujourd'hui que je recommence à me relever, mais avec tant de peine! Et avec tant de regret de n'avoir pas su m'imposer davantage! Mais pour cela, il aurait pratiquement fallu que j'aie l'expérience de vie que j'ai aujourd'hui, je vais donc arrêter immédiatement de m'apitoyer sur mon sort...

Je sais aujourd'hui, avec certitude, que quand je dis quelque chose de pertinent et de brillant, les gens ne m'écoutent pas. Pourquoi? Parce que je n'ai pas l'air d'un intellectuel: je suis grand, bâti, j'ai un air sportif et un peu nonchalant, avec ma casquette et mes pantalons de jogging. Par contre, si vous mettez les mêmes paroles dans la bouche d'un autre qui, lui, a l'air d'un intellectuel, c'est-à-dire: mince, de constitution fragile, le teint blême, avec une barbe et des lunettes, ah là! c'est intelligent! c'est donc profond! c'est brillant ce qu'il dit!

On va bien que les gens fonctionnent avec des apparences...

«The medium is the message», comme disait McLuhan: ça n'a jamais été aussi vrai.

La vérité n'est vraie que si c'est la bonne personne qui la dit.

Pour finir, sur «L'art d'avoir toujours raison» de Schopenhauer.

Dans ce livre, Schopenhauer ne nous donne pas des trucs pour «avoir toujours raison».

Mais seulement des trucs pour «avoir l'air d'avoir toujours raison».

Et c'est ainsi: la vérité n'arrive pas à s'imposer face à la masse des imbéciles, et elle n'y arrivera jamais. Ces gens aiment rire: amusez-les, tout les fait rire, comme ceux que le Zarathoustra de Nietzsche rencontre dans la ville, et donnez-leur des guerres de temps à autre, ça les occupe dans les moments d'ennui. Tout doit prendre la forme d'un cirque à la staracadémie pour être «vrai». Et pour ne pas que les gens croient que je méprise les gens d'«en bas», laissez-moi vous dire que les docteurs d'université font aussi partie du lot: ce n'est pas parce que tu as de grosses études que tu ne raisonnes pas de travers. En fait, il y en a beaucoup plus qu'on croit qui raisonnent tout croche, il ne s'agit que d'y jeter un coup d’œil. On ne sait pas par quels chemins ils ont passé pour obtenir leur doctorat, mais croyez-moi, il y a des façons, et aussi, pas mal de marge, comme en tout. Si vous tétez les bonnes personnes, vous pouvez tout obtenir facilement. Par exemple, si vous montrez que vous raisonnez aussi croche que votre directeur de thèse. Autrement, vous aurez la vie dure, pour ne pas dire, impossible. Bref, soyez critiques, même de ceux qui en imposent. Souvent ils ne sont célèbres que pour leur célébrité!

Le principe dont il faut se souvenir, c'est que:


«Le préjugé gouverne tout, est roi partout.»


Des têtes creuses et des têtes qui raisonnent de travers, il y en a autant dans les universités qu'ailleurs.

4 commentaires:

  1. Peut-être est-ce parce que la pensée est un gros bizness - Le + important est d ' avoir le look - C ' est à dire le look du bizness -
    C ' est la m^me chose avec l ' art - Certains artistes sont milliardaires et curieusement ils ont le look d ' artistes milliardaires -
    On pourrait sans doute imaginer des ramasseurs de crottes de chiens milliardaires et ils auraient un look de milliardaires -
    Ça serait rigolo des ramasseurs de crottes de chiens en smoking ! ; )

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  2. Ouais! Bon texte. Je ne veux pas tant parler de moi mais tu m'y incites. Je suis un intellectuel qui a l'air d'un motard à première vue: six pieds deux, large comme une armoire, presque trois cents livres. On ne croit pas que j'aie lu autant de livres. Et, honnêtement, je m'en fous un peu. Par ailleurs, j'ai moi aussi commis un texte sur La conjuration des imbéciles, qui est pour moi un roman culte. Voici le lien: http://blogsimplement.blogspot.ca/2009/11/la-conjuration-des-imbeciles.html

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  3. C'est vrai que tu n'as pas l'air d'un intello, mais moi je le sais que tu l'es.

    Le gars le plus intelligent du monde (selon les tests de QI) est videur dans un bar, et n'est jamais allé à l'université. Je crois que j'ai vu ça dans un livre de Malcolm Gladwell.

    Il a dû se faire mépriser plus d'une fois celui-là (le videur génial). Depuis que je sais ça, je suis plusse capable d'en prendre.

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  4. Fuck... J'ai été videur à temps partiel dans un bar... La plupart du temps j'hypnotisais les ivrognes avec des discussions sur la dissolution dans le Néant ou bien sur La consolation de la philosophie de Boèce... Ma QI, ma quantité d'ingrédients, est pas si mal... ;)

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