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«Je n'ai qu'une passion: celle qui me permet d'être libre sous le joug, content dans la peine, riche dans la nécessité et vivant dans la mort.» Giordano Bruno

mardi 14 juillet 2015

Kerouac, hippie malgré lui

Cet article vise à corriger mon article précédent sur Kerouac, Oublier Kerouac (retiré).

J'ai écrit ces choses parce que j'aime les hippies. J'ai rêvé au retour des hippies toute mon adolescence. Je vivais dans ce monde-là aussi, j'écoutais les Jimi Hendrix, Jefferson Airplane, Grateful Dead, Caravan, The Who, Janis Joplin, Blue Cheer, MC5, et j'en passe. J'avais une collection d'environ 2000 disques de l'époque, de 1967 jusqu'à peut-être 1978.

Je savais que Kerouac était un des initiateurs involontaires du mouvement beat, mouvement des années 50 qui allait influencer un autre mouvement dans les années 60, les hippies. Je le voyais très bien être un foyer intellectuel pour ces jeunes, mais ce ne fut pas le cas, au contraire: il rejeta les hippies.

Il est vrai qu'il y a eu un effet de mode qui est venu fausser toute l'intention et l'esprit du mouvement; il y a eu aussi des abuseurs, et même, des criminels qui s'y ont joint. Mais ces choses sont inévitables et font en sorte que tout ce qui est bon dans une société finit par dégénérer parfois en son contraire.

Après les crimes de Manson, la perception des hippies a changé: ils sont devenus suspects. Dans le contexte de rivalité Est-Ouest, ils ont aussi été accusés d'être des communistes. C'était facile comme accusation quand on y pense aujourd'hui. Ça ne visait qu'à les faire rentrer dans le rang.

Aussi, l'idée d'aller s'installer dans la nature tout de go, de planter des graines et d'attendre que ça pousse, c'était un peu naïf, comme beaucoup l'ont reconnu par la suite. Ces communes hippies où tout le monde vivait tout nu, et où tout le monde couchait avec tout le monde, ont connu leurs limites. Après un certain temps, les femmes ont commencé à partir, puis ce fut au tour des hommes.

Pensons-y: prendre de la drogue ça coûte de l'argent. La drogue entraîne des problèmes de santé: ça coûte encore de l'argent. Tu couches avec tout le monde, ça prend des condoms et des pilules: ça coûte de l'argent. Tu couches avec tout le monde sans protection: tu finis par avoir des enfants. Des enfants, ça coûte de l'argent, et encore plus quand ils sont malades. Tu as une famille, tu veux un toit qui se peut, l'hiver y fait froid, t'as besoin de nouveaux vêtements, personne ne devrait avoir à les broder pour toi gratuitement, bref, tu dois travailler si tu ne veux pas devenir ce qu'on appelle communément un «mendiant».

Les derniers résistants hippies, réduits à squatter, se sont retrouvés très mal en point s'ils voulaient vraiment aller jusqu'au bout de leur philosophie. On pourrait dire que leurs héritiers (urbains) directs aujourd'hui sont les punks. On voit un changement de ton par contre en tant qu'héritiers: ils sont violents, même s'ils sont pour la communauté des biens; la prison ne les effraie pas; ils sont volontiers mendiants, itinérants, je ne dis pas qu'ils «veulent» cela, mais que la philosophie de la mouvance en est rendue là.

Quand on regarde les punks, on voit que tout cela est un échec. C'est sans issue. Tout ce à quoi on peut s'attendre quand on est punk c'est la maladie, la malnutrition, l'humiliation, la violence, la prison, la mort... C'est ce que ça coûte de vouloir vivre en dehors du «système», autrement dit, en dehors de la «coopération», si on veut voir celui-ci sous son bon angle.

On ne peut pas accuser le système d'être «totalitaire» à cause de ce fait. Si tu trouves un emploi, que tu amasses un peu d'argent et que tu te regroupes avec tes autres amis «rebelles» pour partir une entreprise plus équitable, es-tu encore une victime du système? Voyez-vous, le fait de faire de l'argent en quantité plus que suffisante annule toute cette idée de victimisation. On ne sent les rouages de la machine oppressante que quand on se met les doigts dedans.

Pour revenir à Kerouac, il avait eu en partie raison de rejeter les hippies. Il avait vu en eux une mode qui dégénérait en une sorte de caricature de bouddhisme de bohèmes. Kerouac avait fait la fête, mais il avait aussi occupé quelques boulots: les bohèmes qu'il voyait le regarder parler et en qui il ne sentait aucune volonté de faire quoi que ce soit à part s'abreuver justement des paroles de leurs «idéologues», cela Kerouac ne pouvait pas le sentir.

Si logiquement la philosophie des hippies les menait tout droit à Seuls et tout nus, se serait-il mis à chasser et à tuer impitoyablement? -Bien sûr que oui, pour survivre. Mais le climat nord-américain ne se prête pas à vivre sans vêtements, il faut donc se faire des peaux, des mocassins, etc. On revient à quoi? -Au temps des Amérindiens. Et voilà que l'histoire recommence...

Tranquillement, on fait des progrès. On n'a plus à mettre autant d'effort pour faire les choses, et on en fait davantage. On peut commencer à se consacrer à autre chose qu'à survivre. Logiquement, on devrait au bout du compte ne plus avoir à travailler et vivre dans une société de loisirs, comme on nous l'avait promis, mais ce n'est pas ce qui s'est passé: il y avait encore les guerres, la rivalité, la misère, d'où la révolte hippie. Les hippies, c'était un ras-le-bol de toute cette merde. Une volonté de vivre et de penser autrement. Pour cela, il fallait d'abord aider à ébranler les cadres de pensée traditionnels, parce qu'on s'était tous manifestement retrouvés dans un gigantesque cul-de-sac, et cela justifiait, dans un premier temps, l'usage des drogues comme outils de «déprogrammation».

Une fois la «déprogrammation» faite, la drogue aurait dû être laissée de côté, mais ce n'est pas ce qui s'est passé, de moyen elle est devenue une fin, puisque le changement de pensée ne permettait pas vraiment de sortir du «système»: il fallait donc se sortir soi-même mentalement en permanence du système. D'extase elle est devenue douleur, et de douleur elle est devenue cauchemar. La mort ou la folie ou la déchéance, étaient des issues courantes.

Kerouac avait raison de rejeter ce qu'il voyait, mais il n'avait pas raison de rejeter ce qu'il ne voyait pas ou ne voulait pas voir. Ce qu'il ne voyait pas, malgré tout l'accoutrement des hippies qu'il n'aimait pas, c'était la raison profonde de la mouvance. C'est de cela qu'il fallait tenir compte, le reste pouvait être corrigé par la suite, comme l'effet de mode. Si on tient compte de la raison profonde, Kerouac est un hippie d'un autre genre, un «proto-hippie». C'est le sentiment et la volonté de liberté qui motive aussi les deux mouvances, beat et hippie. On se sent enfermés dans une tradition, dans le carcan de la religion aussi, et on veut s'en libérer. On fait des liens entre la religion, la non-liberté et la guerre, et on en a ras-le-bol de tout ça: on veut être libres physiquement et spirituellement. C'est ce à quoi on aspirait avec le progrès, mais ce n'est pas ce qu'on a eu.

La mouvance hippie est triste, viscérale, dionysiaque, c'est pourquoi la musique est aussi omniprésente, distordue, criante, torturée, languissante, d'un sérieux mortel. On sent qu'il se profile un drame dans cette musique. Puis nous avons les surdoses en série de nombreux musiciens et chanteurs, et ceci ne pouvait être que la fin logique d'un mouvement, de la volonté d'une nouvelle façon de vivre qui voulait être prise au sérieux. Nous sommes rendus aujourd'hui à la résignation et la violence comme culture des punks. Les punks vont tuer avant de se tuer: c'est la réplique logique au mouvement précédant qui fut un échec. Et la vie de chacun ne vaut pas grand-chose: renversement total de perspective. Pourquoi? -Parce que la vie d'un hippie ne valait pas grand-chose, manifestement, aux yeux du système, alors que ç'aurait dû être le cas.

On pourrait dire que Kerouac a été volontairement provocant dans les médias de masse, en affirmant qu'il était un «catholique» et qu'il aimait «l'ordre et la piété», etc., mais comment savoir? Et après tout, cela en faisait-il véritablement un ennemi du mouvement hippie? -Je ne crois pas.

À ce que je sache, la plupart des hippies devaient être aussi des catholiques avant d'être des hédonistes athées, des anciens catholiques, j'en conviens, mais qui cherchaient tout de même un sens spirituel à leur vie à travers des courants d'inspiration orientale, donc une autre forme de piété; ces gens cherchaient aussi le sacré «véritable» au moyen des drogues comme le LSD. Et quel hippie n'aimerait pas l'ordre? Ne faut-il pas un ordre spontané pour rendre possible une commune socialiste? Ainsi, qu'ils le veuillent ou non, les hippies aimaient aussi l'ordre et la piété, sans le savoir.

Le paradoxe ici, et l'ironie, est que Kerouac, rejetant les hippies, savait plus profondément qu'eux ce qu'ils aimaient et ce qu'ils voulaient, et qu'il était lui-même un hippie avant la lettre, en communion avec la Mère (Nature). Mais je ne sais pas si Kerouac était vraiment conscient de tout ce qu'il savait sur eux. Je crois aussi que les hippies n'ont pas compris Kerouac, et que de son côté, Kerouac ne s'est pas compris lui-même. Si les hippies ne semblaient pas sincères dans leurs intentions aux yeux de Kerouac, et que Kerouac, en réaction, s'est montré de mauvaise foi, il a tout de même eu raison contre les hippies et contre lui-même, dans la confusion générale.

Pour finir, de ce que je sais de Kerouac pour l'avoir vu en entrevue, c'est qu'il semblait un homme très intelligent, sensible, possiblement torturé (pour quelle raison?), avec un grave problème d'alcool, il semblait du type introverti, pusillanime par moment, enfantin, mais un bon Jack comme on dit, un gars attachant, et c'est pour ça que je l'aime comme personne, malgré tout ce qu'on peut lui trouver comme défauts, et Dieu sait qu'on en a trouvé!

Je vais maintenant devoir explorer ses écrits sous cet angle, dans un avenir indéterminé.



7 commentaires:

  1. Très beau texte. Peut-être parce que je pense comme toi... Je suis né en 1968, l'année où j'aurais souhaité avoir 20 ans. Je suis un post-hippie avec un zeste de punkitude. Cependant, j'ai souvent la sensation que le Flower Power fût la plus grande révolution spirituelle qu'ait vécu l'humanité. Je trippe encore sur Jefferson Airplane et le rock psychédélique. La contre-culture hippie m'émeut encore et toujours. Je chante une fois par semaine Aquarius (Let the Sunshine In) au risque de passer pour quétaine. Je ne me reconnais pas dans la culture punk nihiliste et violente, bien que je sois cynique et relativement violent dans mes propos et mon attitude. Jack Kerouac était un bon Jack, tu l'as bien dit. Il mérite un point pour ça... Pour ce qui est de la littérature, j'aime mieux lire Hunter S. Thompson ou John Kennedy Toole.

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  2. Pour ces deux-là, Toole et Kerouac, c'est drôle parce que les deux vivaient chez leur mère. Toole était aussi parti faire une tournée des É-U, avant de se suicider.

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  3. http://blogsimplement.blogspot.ca/2009/11/la-conjuration-des-imbeciles.html

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  4. Un jour je vais le lire, je l'ai acheté dernièrement. Bon article. :D

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  5. Ca fait plaisir 2 vous lire tous les 2 .
    Je ressens id. Gaetan à propos de la révolution hippie ...
    La folie , la paix et la joie font la force de la vie -
    http://mondeindien.centerblog.net/46-le-champ-de-la-culture

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  6. J ' aime ce que tu dis , Nonna , des hippies -
    Je suis venu tout juste avec-après - j ' avais 14 ans en 1968 , 18 ans en 1972 - leur petit-frère .
    Les échecs des hippies sont importants , mais + importants encore leurs réussites -
    Combien de festivals , de manifestations n ' avons-nous pas vécus ?
    D ' utopies ?
    Surtout : de réalisations !
    Nos rêves ne sont pas des illusions mais la manifestation de nos désirs -
    Nos désirs sont faits pour être réalisés !
    Amicalement ,
    Charles , de Sète - France -
    http://mondeindien.centerblog.net/41-desir-de-hippie

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  7. La mouvance hippie n ' est ni triste , ni viscérale , ni sérieuse -
    La vie d ' un hippie ne vaut pas rien - ni plus .
    Il ne s ' agit que de rire , de danser et aimer -
    Peace , Love and Freedom .
    La mouvance hippie n ' est pas un échec -
    Elle s ' est écumée sur la crête des drogues -
    ( c ' est le propre des drogues , chamaniques )
    mais elle est née .
    Maintenant elle dort -
    " ton amour , laisse-le libre d ' aller où il veut ,
    laisse-le s ' amuser ,
    laisse-le dormir , en paix ... "
    ( Gilberto Gil ,
    Chanteur et ministre de la culture ,
    Brésilien ,
    hippie de ce pays ) -
    Les Punks sont sur la brèche des luttes quand les hippies sont des
    Gandhistes - Respect -

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