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«Je n'ai qu'une passion: celle qui me permet d'être libre sous le joug, content dans la peine, riche dans la nécessité et vivant dans la mort.» Giordano Bruno

mardi 7 avril 2009

Réflexion sur Musil

Sur le totem. C'est toujours beau ces belles théories trop intelligentes, c'est toujours bien dit et ça fait chic dans une soirée mondaine. Par contre, je ne dis pas que c'est complètement faux. Je cite: « [...] les idéaux de la "personne" et du "sujet" remplissent pour ses contemporains une fonction analogue à celle du totem pour l'homme "primitif" et font eux aussi l'objet d'un culte. [...] Le totem de la personne, en revanche, rend problématique le rapport du même et de l'autre. Enfermé dans une relation spéculaire, l'homme devient son propre objet de culte et d'amour. [...] Il n'est guère un protagoniste de L'Homme sans qualités qui ne voue un soin attentif à sa personne et ne se montre soucieux d'affirmer son identité, de se singulariser et de s'objectiver à travers les signes. » Ces gens agissent de cette façon dans l'«espoir de laisser une trace impérissable de leur présence» [...] «susceptible d'être un jour découverte» (si elle est cachée, par exemple une note insérée dans un pan de mur en construction).

Alors l'homme, avec tout ça, a évidemment un besoin de s'exprimer. Il a un besoin «d'épanchement narcissique». Le psychanalyste a la fonction de canaliser cette expression de soi, et serait donc une forme moderne de chamanisme. D'accord.

Je trouve que ma blonde tape un peu trop sur les blogs, qu'elle se regarde un peu trop dans le miroir, qu'elle est peu trop égocentrique, et qu'en plus elle tient un journal personnel ne parlant la plupart du temps que d'elle-même et de ses mésaventures, de plus, il porte un petit cadenas comme pour piquer ma curiosité et me donner envie de le lire en secret. Ma blonde m'explique la situation: «Écoute chérie, puisque l'homme a rompu ses liens avec le totem, il ne lui reste plus que lui-même. Alors je m'auto-admire, je m'aime, je veux me singulariser, j'écris plein de choses pour laisser des traces de moi, je fais des blogs, et quand il y a une caméra dans les parages, je ne suis jamais loin. J'ai un besoin d'épanchement narcissique, c'est la raison pour laquelle je parle sans cesse sur mon cellulaire, je corresponds par messagerie avec mes amies toute la journée, j'écris dans mon journal, je ne veux pas que personne ne m'oublie, c'est la raison pour laquelle je me fais belle, je me mets du parfum, etc., bref, je veux laisser une trace impérissable de moi dans le maximum de têtes possibles.»

Moi: «Est-ce que t'es sérieuse là? Tu veux dire que t'es consciente de tout ça, que t'as un besoin «d'épanchement narcissique» et que tu le fais quand même?»

On voit bien qu'il y a un problème là... Elle justifie ce qu'elle aime faire de toute façon, avec une théorie trop intelligente à la Musil sur le totem. Ainsi, la conscience de faire quelque chose, change tout. Cette théorie ne s'applique que de l'extérieur, à des gens qu'on observe, sans leur demander le motif de leurs actes: c'est ça la théorie, et ça fout souvent le camp dans la pratique. Si vous répondez que ce sont des tendances générales de l'humanité, je peux vous répondre que je ne fais jamais affaire avec l'«humanité», mais seulement avec des êtres humains particuliers.

Si les «primitifs» n'étaient pas aussi narcissiques que nous (ça reste à démontrer), cela n'empêche pas qu'ils auraient pu le devenir, si on leur en avait donné les moyens. Et ce n'est sûrement pas le totem qui va empêcher ça. Les moyens techniques modernes qui peuvent servir à nous renvoyer notre image abondent. De plus, le travail de l'acteur, qui semble en partie méprisé dans cette conception des choses, fait partie des démarches de prise de conscience de soi. L'homme moderne ne cherche pas à s'admirer (en général), mais à introduire une distance entre lui et «lui-même», il cherche à se connaître, à s'observer, et à observer ce que les autres observent de lui, un point de vue extérieur étant toujours privilégié, ainsi il forme beaucoup moins une unité que l'homme primitif, englué dans la masse indistincte de la nature.

Par opposition à cet homme, si l'homme moderne est pleinement conscient d'avoir une attitude narcissique à un certain moment, il ne l'est alors plus tout à fait, puisqu'il a introduit une distance entre lui et la conduite, qui lui permet de s'observer et de changer. S'il continue à être narcissique, c'est alors un narcissisme au deuxième degré, hyperréel en quelque sorte, ou de mauvaise foi. Ce n'est plus une attitude spontanée qui renvoie en ligne droite à quelque chose, à un rapport simple ou à une identité entre l'acte et l'acteur.

C'est comme pour l'amour: si je deviens pleinement conscient des raisons pour lesquelles j'aime une personne, trop conscient même pouvons-nous dire, et que je les énumère une par une, il est possible que mon amour disparaisse, ou qu'il ait déjà disparu. Car on n'aime pas par raison, par calcul, et les sentiments ne sont jamais complètement rationnels, c'est-à-dire soumis à un contrôle, à un calcul, à une division. Nous ne faisons toujours qu'«un» avec un sentiment. Par contre, si je continue d'«aimer» dans ces circonstances, ce n'est qu'une «comédie» de l'amour, une caricature d'amour, ce n'est plus un amour réel, spontané, naturel, mais un «amour» réfléchi, étudié, volontaire, autrement dit, un amour mort.

Ainsi le prétendu narcissisme de l'homme moderne est (en général) un faux narcissisme, un narcissisme mort, une comédie. Le «soi» manque pour pouvoir s'admirer. Le sujet est absent; il est disparu en quelque sorte au moment ou on pensait justement pouvoir le saisir. Nous ne sommes plus que les acteurs du «soi», nous jouons la comédie du soi qui joue à se regarder.

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