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«Je n'ai qu'une passion: celle qui me permet d'être libre sous le joug, content dans la peine, riche dans la nécessité et vivant dans la mort.» Giordano Bruno

jeudi 4 août 2011

16. Notre inconscience de l'Oubli qui anéantit tout...

Quand j'ai appris l'hiver passé que mon père avait un cancer généralisé, j'étais sous le choc, je prenais conscience qu'il allait mourir bientôt, mais il tenait à se faire rassurant, à dire plutôt qu'il avait des métastases à trois endroits dans le corps, mais pas dans les organes.. On voulait rester optimistes..

Je savais bien qu'il essayait de s'en sortir psychiquement, il n'avait pas encore commencé la chimiothérapie.. En ce sens, j'ai peut-être été un peu brutal en lui mettant le fait en pleine face dans mes courriels.. Mais selon moi, je le devais, car essayant toujours d'esquiver la réalité, mon père empêchait qu'on aille plus loin dans la communication.. En fait, toutes les années de vécu qu'on avait à rattraper semblaient virtuellement impossible à regagner, ainsi, je ne savais pas où il était rendu dans sa vie, et lui, moi dans la mienne..

Lorsque j'ai réalisé que la mort rôdait pour vrai autour de nous, moi inclus, car j'étais malade depuis plusieurs mois à cette époque, j'ai pris en pleine nuit, à 4 heures du matin, le livre La Mort de Jankélévitch et je suis parti dans le froid et la neige marcher jusqu'au sommet du Mont-Royal pour me rendre au belvédère et regarder la ville..

J'ai un souvenir particulier de cette nuit assez froide où un brouillard se formait près des lampadaires.. Au loin, il y avait un bruit profond et très grave qui résonnait comme un appel.. Il était impossible de savoir d'où ça venait tant c'était diffus, mais ça ressemblait au bruit d'une sirène de bateau.. Dans mon esprit, je me dirigeais vers ce son ou semblait m'en rapprocher, j'imaginais une mer froide, une créature gigantesque et mystérieuse lançant son cri comme un avertissement pour la fin du monde..

Seul sur les trottoirs dans l'obscurité et le froid, je pensais à mon père, à moi, à la mort, et je me sentais en quelque sorte libéré en étant seul face à tout cela.. face à l'inconnu.. Je voulais accepter la mort.. la faire mienne.. me détacher de cette vie, et faire mon deuil de moi-même, autrement dit, effectuer une sorte de bilan de vie qui me permet de me considérer comme prêt à partir au cas où ça arriverait.. La mort arrive toujours trop tôt..

Une fois rendu au sommet de la montagne, je n'ai rien vu de spécial là-haut.. Je n'arrivais pas à penser à rien.. Tout me semblait morne, sans relief.. et je n'avais aucun souhait à faire.. Je n'en sentais pas l'utilité ou l'efficacité.. Je trouvais que c'était une mince consolation, voire pire encore, que ça allait peut-être se retourner en son exact contraire point par point, comme cela arrive souvent dans la vie.. Je me méfie des vœux..

Je suis redescendu assez vite en essayant de lire sur le chemin d'en bas, et j'étais étonné tant c'était noir, je ne pouvais absolument pas décoder aucun mot du livre, puis je me souviens que je remontais St-Denis et que j'étais transi de froid et affamé.. Je commençais à greloter, je voulais manger un petit quelque chose, un croissant sur Mont-Royal, le magasin allait ouvrir dans quelques minutes et je sentais l'odeur du pain, mais je ne pouvais pas attendre, j'ai donc été directement à mon arrêt.. Dans le bus, j'étais avec les travailleurs du matin.. je tenais mon livre en essayant d'en lire un peu, engourdi par le froid.. Ma présence se démarquait par rapport à ces gens, comme si j'étais un étranger.. J'avais fait le vide en moi.. Je me sentais vraiment libéré même si je n'avais pas vraiment réussi à lire pendant ma marche alors que j'avais les mains gelées et de la difficulté à voir, une fine neige tombait sur mes pages..

Si je parle de tout cela, c'est parce que la «réconciliation» que je voulais obtenir a avorté.. Ça ne s'est pas passé comme dans les films.. Et effectivement, dans la vie, ça ne se passe jamais comme dans les films, mais on vise néanmoins cet idéal, comme un idéal photographique.. Pourquoi? - C'est une grande question.. Peut-être parce qu'on cherche à donner un sens, par delà les contingences.. Par-delà notre condition de mortels.. Notre condition d'êtres exposés à la mort, au non-sens absolu..

On mène souvent sa vie en pensant de façon inconsciente qu'on vivra toujours.. Qu'il y a une vie après la mort.. Mais qui sait vraiment? Il n'y a jamais eu personne qui est revenu pour nous dire comment c'était de l'autre côté.. Peut-être qu'une autre vie de labeur nous attend.. des souffrances éternelles.. une existence plate et ennuyante en tant que lumière au firmament.. une incarnation en roche est-elle possible? Je suis terrifié parfois par ce qu'il pourrait y avoir de l'autre côté.. Et s'il n'y a rien.. comment imaginer ce «rien»?! C'est cela qui est le pire, et qui est angoissant.. Si absolument «rien» ne m'attend, comment donner sens à cette vie-ci où l'on passe du temps à souffrir, à travailler, à faire des enfants et à cueillir quelques moments de joie bénis?..

Penser que l'on apparaît soudainement dans le temps et qu'on mène son existence «pour rien», est absolument inconcevable et insupportable.. La pensée explose dans ces conditions.. faute de limites repérables..

À notre mort, on croit qu'il va rester des choses de nous, des biens, des photos, etc.. Mais est-il possible que toute trace de nous soit effacée un jour? Oui, c'est possible.. Il est possible qu'il vienne un jour où tout sera comme si nous n'avions jamais existé..

Souvent, avant de mourir, on part de la maison sans savoir qu'on n'y reviendra plus jamais.. Les choses que nous possédions sont laissées en l'état, mais elles ne sont déjà plus à nous.. Pour les personnes qui vont les recueillir, elles n'ont peut-être pas autant de valeur qu'elles en avaient pour nous.. elles se retrouvent donc parfois à la poubelle ou abandonnées quelque part.. ou vendues..

Par exemple, les photos auxquelles nous tenons tant et qui nous donnent un semblant d'immortalité, eh bien, elles vont peut-être se retrouver dans la famille.. mais lorsque les personnes mourront les unes après les autres, les photos ne se feront pas trimballer infiniment: elles vont un jour se retrouver inévitablement à la poubelle.. puisqu'il n'y aura plus personne pour y tenir.. C'est à ce moment précis qu'il ne restera plus rien de concret de nous.. peut-être même pas un souvenir mental, puisque tous les gens qui nous connaissaient sont maintenant décédés..

C'est ainsi qu'il est possible de retrouver dans une ruelle, exposée à la pluie et mal fermée, une valise contenant des objets personnels et des photos qui se glissent hors des fentes pour exposer une existence qui fut, mais qui est en train de disparaitre à tout jamais.. Les gens marchent sur les photos souillées par la boue et poussées par le vent, les enfants les déchirent ou les brûlent, les vidangeurs les ramassent..

L'Oubli anéantit tout.. et c'est le dernier terme.. Les stades de la dégradation arrivent à leur fin.. Des stades dont nous avons été inconscients toute notre vie.. Pensant vainement être immortels, au fil de notre accumulation des biens matériels..

C'est ainsi que se termine toute vie: à la fin, il ne reste que des choses, qui ont parfois une durée de vie plus longue que nous, mais éventuellement, elles se briseront, et seront jetées avec tout le reste..

La vie de l'Esprit, ou la culture et la mémoire collective, se réduit à des êtres humains, mortels, et à des biens périssables.. Il n'y a aucune issue à la dégradation.. aucune protection.. aucun «chez-soi» permanent et éternel.. Même les étoiles et les galaxies se meurent, et au niveau de l'Univers, leur existence est aussi éphémère que celle d'un brin d'herbe..

Que reste-t-il alors?

Que faire?

Que penser? Et surtout, comment penser (en dehors de tout sens)?

Pourquoi donc sommes-nous là?

Quel est le sens de notre existence?

La question sur le sens est-elle faussée? Qu'est-ce que le «sens»?

Le sens de ma vie est la vie..

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