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«Je n'ai qu'une passion: celle qui me permet d'être libre sous le joug, content dans la peine, riche dans la nécessité et vivant dans la mort.» Giordano Bruno

dimanche 2 octobre 2016

Fragile

L'autre jour au travail, je suis passé près d'un présentoir à livres et j'ai vu ce qui semblait être une petite souris immobile sur le côté au sol... Elle était tellement belle, que j'ai pensé que ce devait être une blague, et qu'elle était peut-être en plastique, alors je me suis exclamé tout haut «C'tune joke?» pour que mon collègue m'entende et vienne voir, et quand il l'a vue, il s'est comme activé, il a alerté le gérant, qui a alerté d'autre monde au téléphone, bref, c'était la panique juste pour une toute petite souris!

J'ai trouvé la réaction exagérée, et pendant que tout le monde était parti en quête de renforts et de solutions pour évacuer sanitairement cette petite souris, j'ai pris trois mouchoirs et j'ai saisi doucement la souris pour l'amener à l'extérieur de la librairie.

Elle était vraiment mignonne, et son corps était encore tout chaud, elle venait possiblement de mourir, ou peut-être était-elle encore vivante? je ne pouvais savoir, mais elle ne montrait pas de signes de vie. J'avais vu rapidement avant de la prendre qu'elle semblait avoir une patte cassée, et on lui avait peut-être pilé dessus par accident après ça, vu qu'elle ne pouvait plus se déplacer correctement.

J'avais maintenant un problème de conscience, je me demandais où je devais la déposer, au cas où elle serait encore vivante. J'ai dit à mon collègue que j'allais la flusher dans la toilette, pour le rassurer, mais ce n'est pas ce que j'ai fait. Je me suis mis à la place de la souris et je me suis demandé comment j'aimerais mourir, qu'est-ce que je choisirais entre des options limitées: A. mourir étouffée dans un flush de toilette, écœurant et abject, mais assez rapide; B. mourir dans une poubelle quelconque, plus ou moins rapidement, et en se faisant jeter des ordures dessus, encore abject et sans respect. J'avais un bac de transport sur roues juste devant moi dans le couloir; il était pas mal plein de sacs de déchets mous, la souris ne risquait donc pas de se faire écraser par d'autres déchets, j'ai donc choisi l'option C. mourir doucement et en paix couchée entre les sacs. Je l'ai déposée de façon à ce qu'elle soit cachée sans se faire écraser. Si jamais elle prenait vie subitement, elle pourrait alors s'enfuir, sinon elle mourrait plus ou moins rapidement, si ce n'était déjà le cas.

J'ai fait du mieux que j'ai pu, vu les solutions disponibles, pour que cette souris meure dans le plus possible de dignité.

*

Je me doute que ma réaction n'est pas typique de la plupart des gens. En fait, si je remontais à il y a quelques années, elle ne serait même pas typique de moi-même. Pourquoi j'agis ainsi? Je ne sais pas exactement, mais disons que dans ma trentaine, alors que j'étais plus ou moins une brute (c'est ce que ça fait l'idéologie), j'ai eu une révélation, et cette révélation, elle n'est pas passée par la parole ou les livres, mais par les sentiments, l'émotif. 

J'ai eu une révélation émotive, et je vous épargnerai les détails, mais disons que j'ai regardé un animal fixement en train de souffrir, et que j'ai vu et senti la souffrance dans ses yeux, de telle façon, que je devenais lui, tout en restant moi-même. Ses yeux me disaient quelque chose, ils me parlaient. J'ai senti la «Personne» dans l'animal.

Depuis ce temps, je suis devenu empathique, et j'ai commencé à avoir des problèmes de conscience. 

Je suis devenu aussi beaucoup plus fragile.

Un peu comme cette souris justement.

Je me sens souvent comme cette souris. Sans défense, à la merci de tout. Directement atteignable dans ses sentiments, mais ne montrant aucun signe, parce que la souris est tellement petite, que personne ne la remarque non plus. Elle est aussi incapable de répliquer.

Je me sens pareil à cette souris. Et ce qui m'empêche le plus de le constater, et encore davantage pour les autres, c'est que je suis un gros gars, une pièce d'homme viril: personne ne penserait jamais que je puisse être en réalité aussi fragile qu'une souris.

Je récite de belles phrases parfois, prises dans un livre, et je dois m'arrêter et me forcer pour ne pas verser un torrent de larmes sans fin. Je deviens la gorge nouée, et je ne veux pas que mon interlocuteur se rende compte que je suis sur le point d'éclater en sanglots comme une fillette, alors je ralentis ma lecture, sans m'arrêter tout à fait, et je feins parfois de m'éclaircir la gorge ou d'avoir momentanément un problème quelconque, une distraction, etc. Le violon ou le piano, ou tout simplement, un beau morceau, me font souvent le même effet. J'ai fondu en larmes sans pouvoir m'arrêter dans les toilettes à l'exposition Érotique de Picasso à Montréal en 2001. L'écoute de la biographie de Picasso au musée avait tout déclenché.

Je me rends compte à quel point je suis émotivement fragile. La plupart du temps, les gens me disent toutes sortes de conneries au travail, parfois insultantes, parfois humiliantes, mais je ne réagis pas.

De l'extérieur on pourrait penser que je suis complètement insensible, mais en fait, je bloque plus ou moins ma réactivité émotive au travail, parce que sinon, ce ne serait pas possible pour moi de travailler. En réalité, tout ce qu'on me dit ou me fait de méchant me touche directement au cœur et me bouleverse de part en part et manque de me tuer.

J'essaie de redevenir un dur, un lion, comme avant, mais je suis plus vulnérable que jamais. Et plus les années passent, plus je suis fragile, je deviens toujours plus comme cette mignonne petite souris. L'empathie progresse comme une maladie sans que je puisse l'arrêter, jusqu'à ce que je m'identifie, probablement, avec tout l'Univers.

Je me rapproche de la mort, je me rapproche du sol, je me rapproche toujours plus de la terre.

J'ai remarqué aussi avec les années que j'évite de plus en plus de tuer les insectes quand c'est possible...

Je ne suis plus un homme «normal», et plus le temps passe, plus je m'éloigne inévitablement de cette «normalité».

Je suis sensibilité, vulnérabilité et fragilité pure, tout ce que l'Homme n'est pas.

Je suis pure Réceptivité, Ouverture, Écoute.

5 commentaires:

  1. La sensibilité et l ' émotion ne rendent pas + fragile . Disons que c ' est peu-être un peu moins confortable - En Amérique du Sud ils disent " s ' endurcir sans perdre la tendresse " - La sensibilité et l ' émotion grandissent l ' être dans le monde - Les idiots traversent la vie comme des cailloux - peut-être m^me pas -

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    1. Une dame me confiait récemment que son mari, qui est dans le début de la soixantaine, est devenu un "braillard" en vieillissant. Il regarde un film mettant en scène un petit chien errant et se met à pleurer lorsqu'on finit par prendre soin de lui... J'ai ri lorsqu'elle m'a dit ça. Puis j'ai cessé de rire quand j'ai compris qu'il s'était aussi opéré en moi une mutation vers une empathie accrue. Je singeais l'empathie lorsque j'étais jeune. En vieillissant, elle me rattrape. Je ne passe pas mon temps à pleurnicher, loin de là, mais j'ai les yeux humides quand je suis témoin d'actes de bonté, de tendresse et autres sensibleries. Je ne comprends pas la psyché de ceux qui éprouvent du plaisir à faire du mal aux autres. Je les exècre tout simplement. Monde indien a raison de dire que les idiots traversent la vie comme des cailloux - peut-être même pas... ;)

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    2. Les cailloux existent - Les idiots n ' existent peut-être m^me pas - si , ils existent , mais ils sont idiots - Les cailloux ne sont pas idiots -
      Roger Caillois a écrit un très beau livre , " l ' écriture des pierres " - il y parle des cailloux -

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    3. Je vais reprendre cette expression de «cailloux».

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    4. Je ne sais pas si la jeunesse fait en général qu'on soit moins sensible, mais c'est très possible.
      Le manque d'expérience de la vie n'est cependant pas une raison suffisante. Dans mon cas, ça a pris un déclic, car dans ma vingtaine et début trentaine, j'étais très enfermé dans une idéologie élitiste, et donc, peu sensible: je gelais mes émotions.

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