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«Je n'ai qu'une passion: celle qui me permet d'être libre sous le joug, content dans la peine, riche dans la nécessité et vivant dans la mort.» Giordano Bruno

mercredi 21 avril 2021

Retour sur «Paroles fulgurantes»

Jankélévitch-Penser la mort?
Un livre très accessible
sur la mort, de ce
philosophe habituellement
 difficile à lire
Pour revenir sur mon expérience récente, qui m'a d'ailleurs fait écrire quelques paroles inspirées, je dois avouer qu'après un certain temps, assez bref, les choses que j'ai entraperçues, ont beaucoup perdu de leur intensité, et c'était à prévoir, sinon je serais toujours dans le même état, ce qui ne me permettrait pas de «fonctionner» normalement comme tout le monde, et je devrais alors être interné.

Je vais essayer de décrire avec plus de détails ce que j'ai perçu, avant que tout cela ne disparaisse et que je retombe dans mon «sommeil de la quotidienneté».

Dès le début de l'expérience, je me suis senti «mourant», c'est-à-dire que j'étais en train de mourir, et j'étais certain de mourir dans les minutes suivantes. Ma mort était «imminente». C'est difficile à expliquer, car ça relève beaucoup de la sensation et du sentiment, mais je me suis alors vu «au passé». Je me suis vu de l'extérieur et de l'intérieur en même temps.

Je me suis vu «au passé», mort, de l'extérieur, et puis, je revenais en moi-même en me disant que c'est de moi qu'il s'agit, que c'est moi qui vais mourir, et pas un autre. Que je n'avais aucune chance de m'en tirer, que c'était mon tour de faire le grand saut dans l'inconnu.

C'était un sentiment poignant, déchirant, absolument tragique. Le temps s'est mis à avancer à une vitesse infinie, et tout ce qui m'entourait devenait «irréel». En fait, il suffit de se projeter dans le futur pour comprendre que tout ce qui m'entoure aujourd'hui, présentement, comme le trottoir sur lequel je marche en promenant mon chien, ne sera plus, et que le trottoir est en fait déjà irréel, il n'a aucune consistance, comme la ville entière où je suis, le monde, les êtres, les galaxies, le Soleil: tout est voué à disparaître, et lorsque je meurs, à la seconde même où je meurs, tout ce monde disparaît, en deux sens: au sens où ma conscience n'existe plus, et donc, que je ne peux plus avoir conscience du monde ni de rien, et au sens où je n'ai plus de notion du temps, et donc que le temps devient équivalent à l'éternité, et que donc plus rien de ce que j'ai connu n'existe, littéralement.

Pour mieux comprendre ce que je viens de dire, imaginons que dès la première seconde où je suis «mort», le temps avance à des vitesses infinies. Le temps avance tellement rapidement, que plus rien n'existe vraiment, la Terre a déjà disparu depuis des milliards d'années. Le trottoir sur lequel je circule devient immatériel, la ville est entièrement recouverte par la mer, la Terre éclate, le système solaire éclate, le Soleil, la galaxie: absolument tout devient «immatériel».

Je sens alors plus particulièrement la singularité de ma situation présente, déterminée par une dimension spatiale et temporelle. Mais comment vraiment savoir au fond où nous sommes et à quel temps nous sommes, si nous sommes dans l'infini?

Je sens ce qu'a de particulier ma forme humaine, ma vie, mon aspect, l'époque de l'histoire humaine dans laquelle je suis et qui aurait pu être n'importe quelle autre, le lieu où je suis, etc. En bref, je sens toute ma contingence, et c'est terrifiant. Je sens ma contingence et toute l'unicité de ma contingence, ainsi que l'unicité de toutes les secondes qui passent alors que je suis dans mon être. Au fond, je sens chaque seconde qui passe comme «historique», en un sens très fort, fulgurant même. Je sens aussi toute la contingence du monde.

J'étais littéralement terrorisé parce que je sentais que rien ne pouvait venir à mon secours. Même si j'avais été croyant, cela n'y aurait rien changé. Parce que ce qui me terrorisait c'était d'avoir à quitter ma forme humaine et d'effacer toute mon histoire, toute ma vie, tous mes souvenirs, toutes mes pensées, etc.

L'écriture est vraiment une tentative pour échapper au néant de toutes choses. Mais c'est une illusion, car un jour, au niveau de l'infini, même tous les écrits disparaîtront. Il ne restera plus rien de rien. La seule chose qui, théoriquement, peut continuer d'exister, c'est l'homme.

Je ne peux rien faire contre ma mort prochaine, car la science est encore très loin d'une solution pour l'immortalité. Je sais que la mort n'est pas «nécessaire», parce qu'elle n'est même pas inscrite dans aucun organisme vivant. Nous mourons tous par «usure». Je sais qu'un jour les êtres humains seront immortels. Ce qui manquera par contre à ces êtres humains promis à ne jamais mourir, c'est la peur de la mort, la terreur de mourir, qui fait prend conscience en retour de toute la particularité de sa propre vie, qui produit un «décollement» de la réalité, de tout ce qui est, incluant soi-même. Ce décollement donne le choc qui fait se séparer l'«être» des «étants». L'être humain prend alors conscience qu'il n'a rien à voir avec tout ce qui est devant lui. Qu'il est en quelque sorte une «anomalie», qu'il est absolument étranger au monde, à l'univers, à tout ce qui «est», à l'«étant».

Qu'il est le seul à percevoir la beauté du monde.

Qu'il est le seul à savoir, ou à pouvoir savoir, ce qu'est l'être.

Heidegger-Être et temps
Un livre capital
sur la différence
entre l'être et les étants

Ce savoir naît le plus souvent à partir du choc de l'angoisse existentielle.

Je sais que l'expérience que j'ai vécue me change, elle produit une modification de l'expérience de vie, de ma façon de voir et de penser les choses et les autres, de me penser moi-même.

Ce que j'ai ressenti à propos de ce que j'appelle la «Source» est presque mystique. On pourrait l'appeler «Tao», «Dieu», peu importe. La seule chose que je sais c'est que cette Chose rend fou. Elle est elle-même Folie, abondance insurpassable, infinie, inexplicable, car n'ayant aucune origine, et tous nos repères éclatant face à elle, notre pensée logique, rationnelle, le plus et le moins, toutes nos catégories et dimensions, elle est incompréhensible.

Bref, si on peut dire que l'Infini est une sorte de «source», et c'est la seule façon dont nous pouvons nous le rendre «accessible» au niveau de la pensée, on ne peut l'expliquer ni la comprendre. Elle est Folie pure. Et j'ai ressenti cette folie m'envahir à son contact. J'ai senti quelque chose d'inexplicable et d'incompréhensible, quelque chose qui me cernait de toute part et me débordait à la fois.

J'ai saisi alors le sens du «Transcendant» dont parle les religions. Et j'ai compris que la notion d'un Dieu ou d'un être transcendant est bien réelle. Sauf que cette «transcendance» n'a aucun Ciel pour nous, ni aucun commandement moral à nous apporter, car tout cela ne repose que sur l'interprétation que les hommes font de cette Chose. Il y a par contre une certaine «harmonie» à respecter avec cette Chose, qui est redoutable et terrifiante.

Il y a un mécanisme dans l'esprit des hommes qui les empêche de croire à leur mort. Ce sont toujours les autres qui meurent, mais jamais moi. Je n'arrive jamais à croire que je serai le prochain à mourir, et pourtant, jusqu'à preuve du contraire, nous sommes tous condamnés à mourir un jour.

Nous sommes tous des condamnés à mort en sursis. Nous basculerons tous un jour dans le Transcendant, dans cette Folie pure, dans l'Impossible, comme foudroyés.

Les hommes essaient depuis toujours d'apprivoiser l'Impossible et d'en faire une idée rassurante, d'en faire un «événement». Mais cette expérience fait éclater tous les événements, car elle n'a pas lieu dans le monde tel que nous le connaissons.

Elle a lieu dans une autre dimension, inexplicable et incompréhensible, qu'on pourrait appeler la Folie.

L'Esprit de Hegel n'a pas de «chez-soi» dans son autre, et n'est pas «raisonnable». C'est une Raison calquée sur l'interprétation «chrétienne» du Transcendant.

C'est une non-expérience de l'Impossible.

Un aveuglement «raisonnable», une fermeture à l'Incompréhensible.

Un refus de la Folie, qui est pourtant au cœur de l'être.

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