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«Je n'ai qu'une passion: celle qui me permet d'être libre sous le joug, content dans la peine, riche dans la nécessité et vivant dans la mort.» Giordano Bruno

vendredi 22 août 2014

Le mythe du bonheur

J'ai toujours eu le sentiment que le bonheur n'existait pas vraiment, que ce n'était qu'une façon de parler. Pourquoi? Parce que sérieusement, qui va jamais dire: «j'ai atteint le bonheur», ou encore, «je suis heureux définitivement»?

Pour parler sérieusement (cette fois-ci), la plupart du temps, notre émotion de base, ce n'est pas la joie, mais l'«équanimité», c'est-à-dire l'égalité d'âme, l'indifférence, ni tout sourire, ni air bête, mais entre les deux. J'ai toujours trouvé faux le fait qu'on veuille tout le temps sourire pour plaire aux autres, eh bien, le fameux «bonheur» relève exactement de cela: c'est une façon de parler, comme l'autre, une façon d'être, mais fausse. Kundera en a écrit un peu là-dessus, sur le rire et le sourire (forcé, sur les photos, par exemple). Il dit vrai: nous sommes des moutons suiveurs. Nous ne pensons pas à ce que nous faisons: nous le faisons tout simplement parce que tout le monde le fait.

Effectivement, notre sourire est bête. Et notre soi-disant «bonheur» est aussi bête.

Nous avons des épisodes de joie plus ou moins longs, mais souvent beaucoup plus brefs que longs. Je ne me rappelle pas dans ma vie avoir eu des joies continues, sans faille. Y a toujours quelqu'un pour venir nous faire chier à ce moment-là, lorsqu'on plane trop justement; y a toujours un connard ou une connasse pour nous ramener à l'ordre, dans la bonne grosse réalité évidente, pour nous jalouser notre état de bien-être effectivement surréaliste. Y a toujours quelqu'un pour tout nous saloper sous les pieds.

Le genre de bonheur qu'on nous présente dans les films ou qu'on s'imagine, je l'ai jamais connu. Par contre, j'ai une idée d'un état de bien-être, parce que j'en ai eu souvent, mais peut-être moins de ces temps-ci (j'ai pas de chance, j'ai des connards et des connasses extrêmement dévoués qui m'entourent).

En règle générale, les états de bien-être ne durent jamais longtemps. Quand je me sens particulièrement en forme, j'éprouve un certain bien-être. Quand je mange un bon repas, j'éprouve parfois un certain bien-être aussi, le temps du repas, et un peu après, mais sans plus.

Quand je découvre une nouvelle idée, c'est là que mon état de bien-être est le plus fort. Quand je réalise quelque chose d'importance aussi, ou quand ma vision sur quelque chose change au point de m'inspirer fortement.

Quand j'y pense, bien que les ruptures amoureuses soient douloureuses, ce furent quand même paradoxalement les moments où j'ai été à la fois le plus heureux de ma vie. Pourquoi? Parce que j'ai senti l'intensité de vivre.

C'est ça le bonheur: c'est un état instable, intense, temporaire et paradoxal. Ça n'a rien à voir avec la béatitude, quasi religieuse.

Lorsque je me suis blessé sérieusement à une jambe et que j'ai dû rester à la maison deux mois entiers sans pouvoir travailler, j'ai connu des moments de joie, bien que je souffrais. Je pouvais enfin m'«arrêter». Commencer à réfléchir. Regarder les choses avec un certain calme, impuissant. L'impuissance totale amène une certaine sérénité, un peu comme si on revenait à l'enfance, moment où nous étions le plus heureux, pour un rien. Je n'avais plus de compte à rendre à personne, et ça me soulageait énormément, car je pouvais enfin me consacrer un peu à moi-même, prendre un break du monde et de la vie qui file à toute allure aujourd'hui, qui va en fait trop vite.

Je pouvais enfin m'asseoir et commencer à réfléchir, et ça, ça me faisait vraiment plaisir.

Voilà pour ma définition du bonheur.

Le bonheur, c'est quand on arrête de courir après les choses parce qu'on pense qu'elles vont nous rendre plus heureux. Le bonheur commence quand on lâche prise totalement, lorsque l'inquiétude nous quitte, parce qu'on n'a plus peur de mourir, parce qu'on n'a plus peur de perdre ses biens, parce qu'on n'a plus peur de manquer quelque chose. On veut tellement trop se «réaliser», qu'on en meurt d'une crise de cœur. Bienheureux celui qui ne se réalise pas, qui reste imparfait.

J'ai senti un certain soulagement personnel dès l'instant où je me suis dit que ça n'avait plus d'importance si je ne pouvais acquérir tout le savoir que je me promettais d'acquérir, si je ne pouvais lire tous les livres que j'ai achetés. Je me suis mis à papillonner allègrement dans ma bibliothèque, sans aucun sérieux, ni rigueur, ni suivi ou constance dans mes lectures et j'ai ressenti alors une grande joie, une grande liberté, un grand plaisir. Ma bibliothèque me rendait enfin libre au lieu de m'enchaîner et d'avoir à lire tant de pages par jour de tel livre jusqu'à la fin sans jamais en commencer un autre en même temps, etc. J'étais toujours comme pressé par des contraintes d'apprentissage, et surtout, des contraintes de temps: je mesurais toujours en nombre de jours le temps que je prenais pour lire un livre. Je me disais que je devais lire ceci et cela avant de mourir, etc. Dès l'instant où je me suis vu comme immortel, j'ai arrêté de paniquer et de courir comme un fou.

J'ai commencé à voir l'illusion du temps qui file.

C'est nous qui avons une montre dans notre tête, mais le temps n'existe pas.

Être heureux, c'est aussi désobéir. Je me souviendrai toute ma vie de la fois, en quatrième année je crois (j'étais très jeune) où je me suis enfui de l'école. C'était une très belle journée d'automne, et je me souviens, j'avais envie d'en profiter, je n'avais pas envie de retourner en classe après la récréation. Alors, durant la récréation, j'ai bien fait mon coup: je me suis approché des herbes hautes dans la cour tout en gardant un œil sur les surveillants et les autres étudiants, puis j'y ai pénétré graduellement, comme par jeu. J'ai échappé à l'attention et à la vue des surveillants, je suis parti dans les herbes hautes, puis j'ai rejoint la sortie à l'arrière, probablement influencé par le film Alcatraz, qui m'a toujours fasciné. J'ai immédiatement rejoint le parc plus bas et j'ai été m'y balancer. Je me suis balancé pendant assez longtemps et je me souviens d'avoir été intensément heureux. Je me suis ensuite dirigé vers mon domicile, et lorsque je suis rentré ma mère était là: je lui ai dit que j'étais revenu de l'école parce que j'avais mal à la tête, et qu'on m'avait alors laissé partir. Elle n'a rien dit, mais elle savait bien qu'il y avait quelque chose qui clochait.

Si j'essaie d'analyser cette demi-journée d'école buissonnière, voici ce qui ressort pour les éléments du bonheur:

-Le plaisir esthétique (une belle journée d'automne ensoleillée).
-Le sentiment de liberté lorsque je suis seul, loin de tout le monde, loin de la foule.
-Le plaisir d'avoir désobéi et d'avoir fait à ma tête; autrement dit, le plaisir de m'avoir affirmé.
-Le plaisir d'avoir fait ce que j'avais envie de faire, ou ce que j'aimais faire, me balancer (j'adorais me balancer).
-Le plaisir de voir que l'impossible est possible; le plaisir de vivre l'impossible.

Comme on peut le voir, ceci n'a rien à voir avec le «bonheur» qu'on poursuit quotidiennement d'un point de vue de consommateur, pressé par le temps.

2 commentaires:

  1. Le bonheur c'est pas la durée d'une émotion ou whatever, c'est la facilité à traverser les épreuves de la vie.

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  2. Le «bonheur», c'est n'importe quoi. Personnellement, je crois que notre façon de parler nous pose des problèmes de compréhension des choses.
    Lorsque j'ai fait l'école buissonnière à 7 ou 8 ans, je n'avais pas de définition du bonheur, et pourtant, je l'ai éprouvé.
    Je crois que ta définition est trop «adulte», trop rationnelle, trop sérieuse.
    Pour nous simplifier la vie, disons donc que le bonheur c'est de passer un bon moment, et parlons donc de cette façon à la place.
    Il n'y a pas de substantif pour le fait de «passer un bon moment». Le bonheur comme substantif n'existe pas, et c'est là je crois notre erreur.
    Nous errons à cause de cela dans la poursuite d'un bonheur chimériquement durable, lourd, alors qu'il est léger, fragile et éphémère, par définition, comme la vie humaine.

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