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«Je n'ai qu'une passion: celle qui me permet d'être libre sous le joug, content dans la peine, riche dans la nécessité et vivant dans la mort.» Giordano Bruno

lundi 31 octobre 2011

9. L'échec de tous les discours..

«Dans un monde où le succès est de gagner
du temps, penser n'a qu'un défaut, mais
incorrigible: d'en faire perdre.»
Je vais parler ce matin de l'échec de tous les discours selon Jean-François Lyotard dans son merveilleux livre que j'ai découvert hier lors de mes lectures nocturnes.. Dans cet écrit, Lyotard aborde la question du «postmodernisme».. Qu'est-ce que le postmodernisme? -Je ne saurais pour l'instant répondre à cette question.. Cependant, essayons de parvenir à la réponse d'une autre façon, puisque nous semblons avoir une vague idée de ce que cela pourrait être: l'échec de la «modernité»..

Quel était le projet de la modernité, des Lumières? -L'émancipation.. À l'égard de quoi? -L'ignorance, la pauvreté, l'état de minorité, etc. Le leitmotiv du «progrès», c'est l'émancipation (par la science et la technologie).. Or quelle est l'impression que nous avons après deux guerres mondiales, les crises économiques, les inégalités sociales, etc? -que le «progrès» n'est qu'un mot pour une autre réalité.. La sphère de la technoscience ne semble plus avoir désormais pour but une «émancipation» quelconque, mais semble fonctionner de façon autonome, loin du projet de «progrès», qui se transforme plutôt maintenant en projet de «développement».. puisque nous ne pouvons plus, après toutes ces catastrophes, parler de «progrès» comme tel.. qui devrait être un progrès vers le mieux.. Ce qui est loin d'être évident..

Autre problème: la légitimité.. Qu'est-ce qui fait la légitimité d'un projet universaliste? Par exemple: que tout doit être «performant»? ou encore, que tout doit viser à la «réussite»? Aussi, que tous les agents doivent pouvoir penser par eux-mêmes nous semble aller de soi.. Autrement dit, la «raison» aurait vocation universelle..

Or la légitimité trouve à bien se fonder dans le mythe, le récit mythique.. Alors, quel mythe fondera la légitimité du projet universaliste d'«émancipation» dont le terme serait la «liberté universelle»? -Évidemment, il ne peut y en avoir.. Si la raison devait avoir à reposer sur le mythe, ce serait bien le comble! Cependant, il est possible de légitimer le projet par une fuite en avant, c'est-à-dire dans un futur à faire advenir, dans une Idée à réaliser.. L'Idée a une valeur légitimante parce qu'elle est «universelle».. Elle oriente toutes les réalités humaines..

Cela étant, revenons-en maintenant à plus concret.. Si la modernité n'accepte que la «réussite» comme critère du jugement, peut-on dire ce qu'est la réussite, ou pourquoi elle est bonne, juste, vraie? Autrement dit, nous en revenons à une question élémentaire qui est actuellement au cœur du mouvement Occupy Wall Street: «Qu'est-ce qu'une vie réussie?» Si la question est posée avec tant de véhémence, c'est parce que la source «légitimante» n'en est pas une, ou plutôt, n'en est plus une..

Tous les événements et les catastrophes du 20e siècle engendrés par les progrès de la science ont contribué à jeter le discrédit sur le projet universaliste des Lumières.. Autre option: le «peuple» pourrait servir de source légitimante.. Mais, comme dit Lyotard, «le peuple est une Idée, et l'on se dispute, on se bat, pour savoir quelle est la bonne Idée du peuple et la faire prévaloir. De là l'extension des guerres civiles aux 19e et 20e siècles.. [...] Comment les grands récits de légitimation resteraient-ils crédibles dans ces conditions?»

D'autre part, l'homme se rend maître et possesseur de la nature par la science et la technologie.. Toutefois, cette visée est profondément déstabilisatrice pour l'homme même, puisque la «nature» inclut évidement l'homme lui-même.. Or si l'«objectif» est orienté vers la nature en tant que «cible», il l'est par le fait même sur l'homme aussi.. Par conséquent, l'homme n'étant pas complètement extérieur à la nature, il ne peut en être le maître.. Ne pourrait-il alors qu'être, plus simplement, le «berger de l'Être»? (Heidegger)

Ce projet de «possession» en est alors un d'«autopossession», et nous croyons reconnaître dans tout cela le «Connais-toi toi-même» de Socrate.. Le sujet serait immanent à l'objet qu'il étudie et transforme.. Le «sujet» et l'«objet» se chevauchent alors.. Et c'est cet «imprésentable» qui échappe au régime de la représentation qu'on pourrait dire être à la base de l'idée du «postmoderne».. Par exemple: nous avons l'Idée du monde (la totalité de ce qui est), mais nous ne pouvons pas l'illustrer, tout comme l'Idée du simple (le non-décomposable), par un objet sensible qui en serait un cas..

Pour revenir au projet d'émancipation et aux grands récits dont il a fait l'objet, selon Lyotard «chacun des grands récits d'émancipation a pour ainsi dire été invalidé dans son principe au cours des cinquante dernières années. - Tout ce qui est réel est rationnel, tout ce qui est rationnel est réel: «Auschwitz» réfute la doctrine spéculative. Au moins ce crime, qui est réel, n'est pas rationnel. - Tout ce qui est prolétarien est communiste, tout ce qui est communiste est prolétarien: «Berlin 1953, Budapest 1956, Tchécoslovaquie 1968, Pologne 1980» (j'en passe) réfutent la doctrine matérialiste historique: les travailleurs se dressent contre le Parti. - Tout ce qui est démocratique est par le peuple et pour lui, et inversement: «Mai 68» réfute la doctrine du libéralisme parlementaire. Le social quotidien fait échec à l'institution représentative. - Tout ce qui est libre jeu de l'offre et de la demande est propice à l'enrichissement général, et inversement: les «crises de 1911, 1929» réfutent la doctrine du libéralisme économique, et la «crise de 1974-1979» réfute l'aménagement postkeynésien de cette doctrine.»

Avec ces défaillances de la modernité, les «grands récits» sont devenus peu crédibles.. Faudrait-il les réancrer dans le «mythe»? Cela n'aurait aucun sens.. Ce genre d'organisation est opposée aux grands récits de légitimation de la modernité occidentale qui visent plutôt le «dépassement» de l'identité culturelle particulière (fondée dans le mythe) vers une identité civique universelle.. Cependant, on ne voit pas comment un tel dépassement peut avoir lieu si les grands récits sont mis en échec.. Il semble plutôt se passer le contraire: le renforcement des légitimités locales et la dissipation d'un horizon universel d'émancipation..

Si la légitimation ne se fonde sur aucune autorité, aucune raison dernière, le projet d'autopossession s'échappe à lui-même: c'est la raison pour laquelle la sphère de la technoscience est autonome et fonctionne en elle-même malgré l'aporie de l'«autorisation» (la légitimité).. La technoscience ne répond pas aux demandes issues des besoins de l'homme..

Selon Lyotard, «il existe une sorte de destinée, de destination involontaire (Heidegger?) à une condition de plus en plus complexe. Nos demandes de sécurité, d'identité, de bonheur, qui proviennent de notre condition immédiate d'êtres vivants, et même d'êtres sociaux, paraissent aujourd'hui sans aucune pertinence avec cette sorte de contrainte à complexifier, médiatiser, numériser et synthétiser n'importe quel objet, et à en modifier l'échelle. Nous sommes dans le monde technoscientifique comme des Gulliver, tantôt trop grands, tantôt trop petits, jamais à la bonne échelle. Dans cette perspective, l'exigence de simplicité apparaît en général, aujourd'hui, comme une promesse de barbarie. Il faudrait, sur ce même point, élaborer la question suivante: l'humanité se divise en deux parties. L'une affronte le défi de la complexité, l'autre l'ancien, le terrible défi de sa survie. C'est peut-être le principal aspect de l'échec du projet moderne, qui devait valoir, en principe, pour l'humanité dans son ensemble.»

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