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«Je n'ai qu'une passion: celle qui me permet d'être libre sous le joug, content dans la peine, riche dans la nécessité et vivant dans la mort.» Giordano Bruno

mercredi 20 juillet 2016

La sagesse du détachement

On dit souvent «ma maison», «mon auto», mon ci, mon ça...

Mais on oublie que tant que nous serons mortels, rien ne peut nous appartenir...

En effet, comme quelqu'un a déjà dit: on n'a jamais vu un coffre-fort suivre un cortège funéraire...

«Ma» maison, lorsque je serai mort, sera habitée par quelqu'un d'autre. Pire, elle sera peut-être démolie. Et si ce n'est pas tout de suite, elle le sera à coup sûr plus tard.

Tous mes biens iront à d'autres, ou seront vendus, ou même, certains seront jetés.

On n'arrive jamais à se l'imaginer, mais le bel album de photos que je tiens en ce moment entre mes mains, et qui contient les moments marquants de ma vie, pourrait aussi facilement, et incroyablement, se retrouver abandonné, peu de temps après mon décès, dans une valise semi-ouverte, dans une flaque d'eau, dans une ruelle, près des poubelles... C'est possible, je l'ai déjà vu.

Toute une vie se retrouve ainsi, sans plus, aux ordures...

On ne s'imagine pas que personne ne pourrait être vraiment intéressé à nos souvenirs personnels.

Et si on a de la famille immédiate soucieuse de conserver nos choses, on ne s'imagine pas qu'un jour, au fil des décès, notre album de photos court encore le même risque de se retrouver à l'abandon quelque part dans une ruelle.

Après tout, quel intérêt aurais-je vraiment moi-même à conserver des albums de photos de personnes que je n'ai jamais connues, tels des parents très éloignés?

Il faut aussi comprendre que l'espace finit par manquer...

Et si nos souvenirs sont dans un «nuage», qui ira vraiment les voir? et combien de temps? Les accès finiront par se perdre, les paiements d'abonnement ne seront plus effectués, et c'est ainsi que l'on voit toute l'inutilité des appareils électroniques, ainsi que toute l'inutilité qu'il y a à prendre des tonnes de photos, en croyant ainsi vainement avoir des chances de s'immortaliser.

Et si tous les souvenirs de la planète étaient emmagasinés quelque part dans un puissant serveur, who cares? Et surtout, qui pourrait se retrouver dans cette tour de Babel? et après tout, qui perdrait sa vie à regarder celle des autres, alors qu'il ne vit pas la sienne?

Je me suis mis à penser à tout cela alors que je m'inquiétais beaucoup pour l'avenir de mes bibliothèques dans l'éventualité où je viendrais à décéder subitement.

J'ai projeté les choses dans le temps, et j'ai compris qu'il était futile de m'attacher à mes livres.

Mes livres vont probablement finir par être vendus, après avoir été conservés pendant un long moment par ma femme, qui ne pourra pas non plus vivre éternellement. Ils vont s'éparpiller dans différents endroits, beaucoup se retrouveront aux ordures, puisqu'ils seront vieux et usés, et d'autres les suivront, au fil du temps. Les quelques livres de qualité que je possède finiront peut-être par être conservés par des collectionneurs pendant plusieurs centaines d'années, mais cela me surprendrait, surtout avec l'énorme masse de nouvelles publications que nous avons quotidiennement. Peu m'importe. J'ai décidé de ne plus me faire de soucis avec aucune chose matérielle.

À ma mort, je perds tous mes biens, je perds ma vie, ma maison, celle que j'aime, et je perds tout mon vécu, tout ce pour quoi j'ai travaillé toute ma vie, et tout ce pour quoi j'ai souffert.

Je perds absolument tout.

C'est pourquoi j'ai décidé, après cette réflexion sur la vie et la mort, de ne plus me tracasser avec ma relative pauvreté.

Ceux qui refusent l'argent qu'on leur donne, que ce soit d'un héritage, d'un prix, ou d'un soudain succès commercial, ont raison de le faire, car ce n'est pas là l'essentiel.

L'essentiel, c'est l'être humain, moi, les autres, comment je me sens, comment je suis, ce que je pense de moi-même, le bien que je fais aux autres. C'est ce que je fais qui est important, non «qui» je suis.

Ce que je fais doit avoir de l'importance pour moi. Je dois avoir à cœur ce que je fais, et non me prostituer pour des biens ou une situation.

Tant que nous sommes mortels, tout ce que nous pouvons «acquérir» doit être vu comme une simple location. Cela enlève beaucoup de prestige au luxe.

Quand nous oublions cela, nous oublions justement l'essentiel, parce que nous oublions que nous pouvons mourir à tout instant.

Il faut être bien fou pour se casser le cul pour des choses qui ne nous appartiendront jamais. Faisons donc en sorte de prendre au moins plaisir à ce que nous faisons.

Car ce plaisir, qui est véritable et instantané, rien ni personne ne pourra nous l'enlever.

4 commentaires:

  1. Ta sagesse fait du bien -
    ( Ça se fait rare par les temps qui courent .. )
    Je dois avoir à peine une trentaine de photos d ' une dizaine de personnes que j ' aime -
    Et j ' ai 60 ans -
    Du temps perdu ?
    Non -
    Telles les indiennes qui disent qu ' elles n ' ont pas besoin de miroir car leur vrai miroir c ' est les yeux de leur amant , mes souvenirs sont en moi bien mieux que n ' importe quelle photo - Ils me constituent autant que le présent qui me crée à chaque instant ( cf Proust ) -
    Curieusement notre civilisation occidentale incite à créer 1000 liens avec les objets et tout ce qu ' on pourrait croire posséder , et essaye dans le m^me temps d ' annihiler tous liens avec les autres vivants - sans-doute une réaction après des siècles de civilisations où les individualités étaient bafouées -
    Pourtant les liens existent bel et bien , qui se font et se défont , mais sans doute nécessaires et bénéfiques -
    Sans doute m^me , la mort ne nous défera-t-elle pas de tout lien ..
    Peut-être une histoire de respecter et de se faire respecter - un lien vers l ' amour ?
    Amicalement -

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  2. Nous ne perdons pas tout à fait notre temps en prenant des photos, puisqu'elles nous procurent un certain plaisir, même longtemps après. Elles sont un support de la mémoire, et une façon de montrer aux autres une parcelle de nos propres souvenirs, qu'on ne pourrait autrement partager. Mais il ne faut pas se faire d'illusion sur leur pérennité: elles finiront par disparaître, comme les personnes qu'on voit dessus.

    Il n'y a pas d'immortalité possible à ce niveau-là. Les médias remplacent peut-être au fond notre besoin d'absolu, de religion, sans arriver à le satisfaire. Et c'est pourquoi ils se multiplient tant: on essaie, dans notre matérialisme désespéré, d'atteindre la qualité par la quantité. En vain.

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  3. J'aime bien ta réflexion. Elle me rappelle une anecdote. Cela s'est passé il y a un peu plus de dix ans. J'habitais avec ma blonde au troisième étage d'un bloc à appartements. Notre vieux voisin du rez-de-chaussée était déménagé dans un centre d'accueil et toutes ses affaires superflues s'étaient retrouvés dans les poubelles. Les voisins du quartier fouillaient dans ses affaires pour effacer ni plus ni moins ses souvenirs. J'avais cru bon moi aussi de jouer au charognard en ramassant son vieux dictionnaire Délisle.

    -C'est don' d'valeur! disait ma blonde. Toute la vie du pauvre vieux jetée au chemin...

    En ouvrant le dictionnaire Délisle, j'étais tombé sur une lettre qui lui était vraisemblablement adressée.

    "Mon hostie d'chien, que ça disait. T'as jamais voulu reconnaître que t'étais le père de mon enfant christ de rat. Tu peux bien manger un char de marde!"

    Oui, toute sa vie avait été jetée au chemin...

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  4. Moi dans mon bloc, c'est arrivé à une vieille madame, puis, pour l'histoire de la valise de photos dans la ruelle qui traînaient dans la pluie, c'est arrivé aussi, et ça m'a marqué.

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