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«Je n'ai qu'une passion: celle qui me permet d'être libre sous le joug, content dans la peine, riche dans la nécessité et vivant dans la mort.» Giordano Bruno

mercredi 18 octobre 2017

La réelle valeur des gens : Stéphane

Pourquoi ça peut prendre des années avant de connaître la réelle valeur des gens?

Personne ne peut nous dire la réelle valeur qu'on a ou celle que quelqu'un d'autre a, à part nous-mêmes qui la constatons, et si nous sommes chanceux, car oui, c'est aussi une question de chance de pouvoir constater ça.

Nous avons constamment à l'esprit, grâce aux médias, les personnalités connues et leurs hauts faits et gestes, nous les connaissons bien, en tout cas, nous pensons les connaître, mais nous ne les connaissons pas vraiment, pourtant nous les admirons, ou nous les détestons.

Dans la vie de tous les jours, avec les gens de la vie de tous les jours, nous avons des héros, des petits trésors, des génies, des grands cœurs, des personnes inestimables, précieuses, que nous croisons tout le temps, sans savoir, sans pouvoir vraiment apprécier toute leur valeur. En contrepartie, il y a aussi les trous du cul, que tout le monde respecte pourtant, et dont tout le monde s'efforce de parler en bien, mais qui n'en sont pas moins des trous du cul pour cela, même s'ils ont de l'argent, ou même s'ils sont à des postes importants.

Je ne parlerai pas des trous du cul, parce qu'on parle déjà assez d'eux, et qu'ils n'en valent pas la peine. Néanmoins, ces gens ont leur utilité, parce qu'ils permettent de se rendre compte de la valeur de ceux qui ne sont pas comme eux.

J'ai connu un gars, à la Maison des Amis (rue Papineau), un endroit pour manger gratuitement. J'ai rencontré toute sorte de personnes là, mais surtout des épaves, des demis-fous, des junkies, des paumés en tout genre, mais lui, c'était, comment dire, une sorte de pierre précieuse cachée dans une mare de bouette. On ne pouvait pas s'attendre à trouver un gars de ce calibre dans un endroit pareil, complètement déchéant, qui sentait parfois bizarre, parfois mauvais. Ce gars avait l'air paumé comme les autres, et il était en effet pas mal pauvre. J'ai visité une fois sa chambre, très petite, il n'avait pas d'emploi, il usait ses souliers et son linge jusqu'à la corde. Il m'a demandé une fois, si le besoin se présentait, s'il pouvait coucher chez moi, mais je lui ai répondu quelque chose de brutal et de froid, que je regrette aujourd'hui, 20 ans plus tard.

Quand on se croisait à la Maison des Amis, on jouait aux échecs. C'est lui qui m'a fait réaliser tout le potentiel de ce jeu. Jusqu'à ce jour, j'avais joué avec un monsieur qui se tenait dans un café au coin de Mont-Royal et Papineau, Gilles Jobin, un ancien professeur d'échecs (dont je reparlerai) décédé en 2015, et j'avais appris beaucoup de lui, mais ce nouveau gars, il s'appelait Stéphane (je n'ai jamais connu son nom de famille), il était d'un autre genre. Disons que c'était toute une tête aux échecs. Et c'était un type très spécial aussi dans la vie de tous les jours.

C'était un Amérindien, on pouvait le voir par ses traits, qui avaient quelque chose de noble, de stylé, mais il n'était pas Amérindien pur, il était croisé, cependant il l'était assez pour qu'il ait pu aller habiter sur une réserve quelques années plus tard. J'ai appris cela la dernière fois que je l'ai vu sur la route, il y a environ 10 ans. Je ne sais plus où il se trouve aujourd'hui. Néanmoins, je me souviens de ce gars comme quelqu'un de très poli, avec des manières, très réservé, presque secret, il laissait sentir, comment dire, une sorte de grande intelligence cachée. J'ai découvert plus tard qu'il avait un réel pouvoir de sensitivité, c'est-à-dire qu'il pouvait savoir des choses spontanément sur un individu, avant même de le connaître, par exemple, sur ce qu'il fait dans la vie, ou ce qu'il a déjà fait, ou ce qu'il aime faire. J'en ai été témoin dans un autre endroit pour manger gratuitement, un sous-sol d'église.

Je savais donc que Stéphane n'était pas à sa place. Je me demandais d'une certaine façon qu'est-ce qu'il faisait là. Ce n'était pas un buveur, ni un drogué, ni un fumeur, ni un joueur, ni un ex-prisonnier, ni un fucké, ni un transgenre... je comprenais pas. C'était un fan de Bruce Lee et des arts martiaux, surtout le kung-fu. Il en connaissait un bout sur cet art, et faisait même de temps en temps «des cours», mais c'était nébuleux tout ça, car il n'avait pas les moyens de rien se payer. Je savais aussi qu'il me bullshitait parfois, c'est pour ça que je me méfiais aussi un peu de lui. Il avait tendance à gonfler un peu ses affaires.

J'étais souvent brutal avec lui, direct, je lui laissais peu de marge. En fait, je ne savais pas comment nouer amitié avec lui. Je ne savais pas comment me l'attacher. Je ne savais pas comment lui dire que je l'aimais beaucoup et que j'aimerais qu'on se voie plus souvent. En fait, je me moquais souvent de lui. Je crois qu'il a fini par se tanner, et il s'est de plus en plus éloigné, et je le comprends. J'ai dû souvent être blessant.

Mais ce qui me le fait encore plus apprécier aujourd'hui, avec le recul, c'est qu'il n'a jamais réagi méchamment à mes insultes. En fait, il les a pris comme un ami. Oui. Il a encaissé et n'a rien dit. Inconsciemment, j'ai essayé de le faire réagir et j'ai poussé le bouchon un peu plus loin, mais toujours aucune réaction. C'était à l'évidence un type très réfléchi. Un type de grande valeur.

Aujourd'hui, il me manque, Stéphane.

Je sens qu'on aurait réellement pu se comprendre l'un l'autre et être de bons amis, si de son côté il avait pu être moins secret, et moi de mon côté, moins «franc».

À cette époque, j'étais probablement plus dur avec les gens en général parce que je menais une vie désespérée et que je consommais de la coke tous les jours ou presque. J'étais «brut», tout d'une pièce, je venais de la rue, et ça devait paraître, ça le paraît encore un peu même aujourd'hui.

Je serais capable aujourd'hui de ne pas être blessant avec Stéphane, de faire attention à lui, d'être un bon ami, enfin, je le crois.

Je repense souvent à lui de ce temps-ci.

J'ai réalisé que j'avais beaucoup d'estime et de respect pour lui, mais à cette époque, nos vies très différentes ne pouvaient pas se rejoindre.

J'ai eu comme un aperçu, donc, d'un grand ami.

Il est des choses comme ça qu'on ne goûte parfois pas longtemps, et qui sont fragiles, et qu'on regrette une fois perdues, pour le restant de sa vie.

J'aimerais tellement aujourd'hui avoir des nouvelles de lui, me rapprocher de lui, qu'il apprenne à me connaître sous un autre jour, mais c'est probablement trop tard.

J'ai senti que Stéphane était un vrai ami, et peut-être le seul réel ami que j'aurai de ma vie.

Il m'a fait comprendre la valeur de la réelle amitié.

Merci Stéphane.

3 commentaires:

  1. C ' est une très belle histoire vraie , merci de nous la dire , si sincère - il nous est arrivé aussi de telles choses - des amitiés manquées - ou pas .
    Merci , amicalement -

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  2. C'est qui l'ami, sinon quelqu'un qui ne te juge pas et t'accepte dans toutes tes stupidités? C'est tout le contraire d'une relation familiale.

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  3. Merci pour vos commentaires. Effectivement, ça semble être le contraire d'une relation familiale.

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