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«Je n'ai qu'une passion: celle qui me permet d'être libre sous le joug, content dans la peine, riche dans la nécessité et vivant dans la mort.» Giordano Bruno

samedi 27 avril 2024

L'appel de la nuit

C'est incroyable comment j'ai été seul toute ma vie. J'étais un beau jeune homme, intelligent, ouvert, curieux, sympathique, rêveur, et je ne rêvais que de pouvoir établir un rapport avec les autres, mais il ne s'est jamais rien passé. J'ai eu de rares amitiés, aucune relation avec toutes les filles que je désirais, je n'avais rien, à part mes rêves, la philosophie, la musique, le café et la nuit. Le café a été très tôt un véritable compagnon. En fait, dès que j'en ai bu, à ma demande, vers peut-être 10 ans, avec de la crème et du sucre, alors que mon père nous emmenaient moi et ma soeur à son bureau d'architectes pour chercher des plans ou du matériel la fin de semaine, j'étais accro au goût. Le moment où je goûtais à mon premier café dans un verre de styrofoam est resté gravé dans ma mémoire. Mon père était inconscient de ce qui venait de se passer en me permettant de goûter à cette boisson, dont j'étais maintenant amoureux.

Lorsque je vivais chez mon père, disons vers la fin des années 80, je partais marcher seul la nuit. Il m'est difficile de dire aujourd'hui quel âge j'avais, car les époques se mêlent dans mes souvenirs. J'avais, je crois, entre 16 et 18 ans. 

Je vivais donc seul avec mon père, depuis le départ de ma soeur chez ma mère quelques années après le divorce en 78, et on pourrait dire que je vivais complètement seul, car la relation n'était pas bonne avec lui, il n'y avait aucun rapport père-fils. Mon père a très tôt voulu me voir comme un genre d'«ami», à cause de sa secte, et ne s'est plus soucié de moi par la suite. Je faisais donc ce que je voulais de mes journées, et surtout, de mes nuits. Pendant qu'il dormait l'été, je me sauvais de mon immeuble de Promenade des Îles, l'appartement sur le coin, le 814. Un endroit magnifique, sur une petite île, reliée de chaque côté par deux petits ponts, et beaucoup de verdure tout alentour, et des endroits mystérieux, encore inhabités, des champs. Il y avait de la vie, des oiseaux, des odeurs de terre, de béton, d'asphalte mouillée, de ciment, de rivière, d'arbres, de chaleur et d'humidité, de mélanges d'herbages.

Je décidais donc de partir seul explorer la nuit, après que mon père se fut couché. Il était peut-être autour de minuit. Il n'y avait plus personne nulle part, tout était désert. Cela faisait drôle d'être encore debout à cette heure et de prendre l'ascenseur seul sous la lumière aveuglante des néons. Tout les bruits dans l'immeuble étaient uniques, parce que causés par moi seul. L'air dans les couloirs sentait la chaleur de l'été, mélangée au béton, un unique mélange de froid et de chaud. J'avais l'impression que j'allais découvrir des secrets dont personne, par inconscience, ne se souciait. J'emportais mon appareil à voyager dans le temps et les dimensions, mon walkman imperméable jaune, et parfois un livre. Je me souviens d'une fois en particulier où j'avais emporté «L'être et le néant» de Sartre. Je n'arrivais pas à déchiffrer ce livre, mais ses concepts d'«être-en-soi» et d'«être-pour-soi» me fascinaient, j'essayais de les comprendre. Déjà j'y découvrais la «phénoménologie», et bien sûr, cette science mystérieuse et profonde, c'est ce que je voulais maîtriser: je voulais devenir, oui, phénoménologue.

Je me dirigeais bien sûr vers la droite, vers le Parc du Tremblay, vers l'école St-Maxime, vers Montréal au loin. Et la nuit commençait... Vers le début de la marche, j'écoutais toute sorte de musique électronique, et parfois, au retour, j'écoutais de la musique classique à la radio. C'est surtout la musique classique qui m'a marqué, Chopin probablement. Ce sont les concerts que j'aimais, et les envolées au piano. Tout cela m'emmenait au loin, dans un autre monde. J'étais fasciné par les rues désertes, les parcs déserts, je pouvais marcher où je voulais, aller où je voulais, j'étais absolument libre. Je me recueillais dans tout cela, parfois je m'asseoyais quelque part pour lire un peu, en essayant de me pénétrer de certains passages de mon livre, de certaines paroles. Je m'imaginais en Europe, à Montréal, quelque part aux États-Unis, brillant scientifique, inspiré par Max Planck, probablement physicien nucléaire, ou encore, professeur d'université en philosophie spécialisé en métaphysique, j'étais dans tous les mondes à la fois.

Je partais de longues heures en marche, j'allais jusqu'au pont qui relie Chomedey à Montréal en longeant la rue Cartier, en passant par la piste cyclable derrière l'école Saint-Maxime. La fin de mon parcours était un grand et beau parc à Montréal, qu'on pouvait trouver en tournant à gauche sur le boulevard Gouin. Le signe du moment où je devais m'en retourner, c'était le début du chant d'un oiseau, à l'aurore, un oiseau dont je ne sais le nom. Cet oiseau ne chante qu'à l'aurore, seul, et se tait dès qu'il commence à faire un peu clair.

J'arrivais chez moi les jambes endolories, mais émerveillé, les oreilles pleines de musique, la tête pleine d'idées, gorgé de rêve et d'espoir. Je me couchais rapidement, mon père dormait encore et ne s'était rendu compte de rien.

J'ai entendu cet oiseau chanter à ma fenêtre ce matin vers 4-5 heures, et ces souvenirs enfouis me sont revenus plus clairement, je n'arrivais plus alors à me rendormir, voilà pourquoi j'écris ce matin, au lieu d'être dans mon lit comme je devrais.

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