Pages

«Je n'ai qu'une passion: celle qui me permet d'être libre sous le joug, content dans la peine, riche dans la nécessité et vivant dans la mort.» Giordano Bruno

samedi 30 juillet 2016

Casser la ligne

S'il y a une qualité qui me distingue, qui détonne, et qui m'a causé beaucoup de troubles dans la vie, c'est l'audace. La sagesse semble mal s'accommoder de l'audace, mais il y a une certaine sagesse à être audacieux. «Il vaut mieux être hardi que prudent», disait Machiavel, sans oublier la suite de cette phrase, «car la fortune est femme... (si on veut la dominer, il faut la battre, la bousculer, etc.)».

Alors il vaut mieux oser, sinon on n'a rien, pas même la sagesse: «la fortune cède plus volontiers aux hommes de cette trempe qu'aux froids calculateurs».

Il y a plusieurs années, je devais me rendre à une entrevue pour un emploi. Le métro est tombé en panne, juste à point, comme toujours. C'était l'heure de pointe. Je me suis rué comme tout le monde aux sorties pour prendre les navettes, mais malheur, il y avait déjà d'immenses lignes et aucun autobus en vue. Mon rendez-vous était limite, il était certain que j'allais le manquer si je partais sagement me ranger au bout de la ligne qui serpentait jusque loin. J'ai donc cassé la ligne...

Tout le monde me dira que j'étais fou de faire ça: effectivement, j'étais fou, et je le suis encore plus aujourd'hui. On m'on dira aussi que c'est un manque de respect flagrant, et patati patata, on me ressortira tous les principes de la morale du troupeau... Or, j'ai toujours été un ennemi du troupeau, et je suis toujours prêt à rentrer dans le tas. Pourquoi je n'aime pas le troupeau? parce qu'il m'a toujours empêché d'avancer en me mettant toutes sortes de bâtons dans les roues. Aussi, parce que j'aime l'action. J'aime foutre la merde, ça me fait jouir. C'est simple: pourquoi le troupeau ne m'aime pas? -parce qu'il faudrait que je m'excuse d'exister, mais que je ne le fais pas, au contraire, je lui remets ça dans la face, je redouble l'affront, je lui en redonne une autre fournée de ma façon.

Bien évidemment, l'expérience valait la peine au moins au niveau sociologique, car les gens se sont mis à réagir en troupeau, en gang, en mob violente et agressive, fallait voir ça: j'étais sur le point de me faire lyncher, de me faire traîner au Golgotha, si je n'obtempérais pas immédiatement aux ordres d'aller à la fin de la ligne (qui s'allongeait de seconde en seconde).

Je me suis défendu calmement, en disant que je devais prendre le prochain bus pour aller à une entrevue. Mais ils ne voulaient rien entendre, à leurs yeux, j'enfreignais toutes les règles établies, j'étais presque un criminel. On voulait se masser pour me frapper, on me faisait des gestes, mais je suis resté à ma place volée dans la ligne, sans broncher. Je les regardais, je les écoutais me crier dessus, mais je suis resté là, comme incrusté, sans rien dire de plus.

Finalement, je suis rentré dans l'autobus. On a essayé de m'arrêter en me dénonçant au chauffeur, mais ça n'a pas marché. J'ai eu droit dans l'autobus à tous les dévisagements possibles, de gens même qu'on n'aurait jamais cru.

Mais j'ai été à mon entrevue, qui ne s'est avérée finalement n'être qu'une rencontre d'information... Quand même, j'aurais pu manquer un emploi! J'ai manqué plutôt de me faire casser la gueule pour rien, mais ça valait la peine de voir la réaction du troupeau.

Je la voyais là, en action, cette masse immobile égalitaire de merde, envieuse au possible.

Moi je dis qu'il faut oser casser toutes les lignes, avoir l'audace de s'opposer à la masse, car l'idée que le nombre fait la force, ou qu'il est plus légitime, ou qu'il est toujours dans la vérité, est fausse.

Les gens perdent leur individualité dans la masse, ils ne sont plus rien, et c'est à ce moment qu'on se demande où sont les héros, car il est beaucoup plus facile d'être lâches en gang que héros seul.

On se sent exister en gang, on a l'impression de ne faire qu'un, d'être forts, puissants.

Mais ce qu'on ne dit pas, c'est que la gang est une pute: elle te fait jouir, mais elle te prend ta substance, ta vie, ta sève, ta jeunesse, ta fougue, ta liberté, ton être, ta folie, et elle fait ça avec tout le monde, de façon égalitaire. Elle te gobe ton énergie avec toutes sortes de contraintes pour mieux te dominer. Et en cela, les gens font le jeu des riches «privilégiés», ils font le jeu du système qui les encule.

Les gens se soumettent docilement à cette maltraitance et veulent tous qu'on les imite dans leur infortune, par une sorte de solidarité hypocrite, mais personne ne veut au fond être traité «comme tout le monde». Tous aspirent en réalité à être traités de façon «privilégiée». Le système se sert de ça, mais il nous dit qu'il faut devenir esclaves avant d'espérer avoir plus... et surtout, il faut faire attention de ne pas mordre la main qui nous nourrit...

«Qui commence par obéir n'en finira jamais», disait Tchouang-tseu...

On veut réduire le héros au silence, au néant, on veut faire de lui un zéro depuis la nuit des temps, mais c'est toujours de lui seul dont on se souviendra.

Il n'est pas normal qu'il n'y ait qu'un seul homme qui ose briser les tables du Temple.

Le courage est une espèce en voie d'extinction...

L'ordre est notre ennemi. La hiérarchie nous tue. La finance nous aliène. Le mensonge est légion.

Remettons tout en question!

Cassons les lignes!

2 commentaires:

  1. C'est rare que l'on confie avec autant de désinvolture son tempérament asocial... Je ne tiens pas à t'encourager dans cette voie mais j'apprécie ta franchise. Cela dit, c'est vrai qu'il peut y avoir deux règles: une pour tout le monde et une pour les génies. Il faut parfois casser la ligne pour innover. Si nous vivions tous dans un palais de verre où tout est parfait, l'avenir de l'humanité dépendrait de celui qui balancerait une roche sur ce paradis de verre. C'est ce qu'écrivait en substance Dostoïevski à travers le personnage du récit Notes du souterrain.

    RépondreEffacer
  2. Je n'hésite pas à prendre les moyens quand il faut. C'est d'ailleurs la définition de la virtù chez Machiavel, qui est aussi la définition de ce que doit être un «homme», au sens de «vrai homme» ou de faire quelque chose «en homme». C'est «être capable».

    Je dois te dire que c'est pas facile couper une ligne... j'étais vraiment embarrassé, mais j'avais pas le choix en même temps. Ce n'était donc pas de l'asocialité. Au contraire, je suis très sociable, même si je suis parfois un peu sauvage aussi.

    RépondreEffacer