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«Je n'ai qu'une passion: celle qui me permet d'être libre sous le joug, content dans la peine, riche dans la nécessité et vivant dans la mort.» Giordano Bruno

mardi 20 mai 2008

27. Les problèmes fondamentaux de la phénoménologie

Le livre «Les problèmes fondamentaux de la phénoménologie» est un texte ardu et où abondent les questions. Il se veut être une élaboration de la troisième section de la première partie de «Sein und Zeit» selon les termes de Heidegger. Cependant celui-ci ne se veut pas être la reprise de la problématique de «Être et Temps» en inversant le rapport et en partant cette fois-ci du temps, ce qui serait la légendaire section (qui aurait été brûlée) «Temps et Être». La section «Temps et Être» n’aurait pu être menée à terme à cause des contraintes du langage de la métaphysique qui ne permettait pas d’atteindre ce que Heidegger aurait aperçu. Ce livre se trouve donc être une reprise et un constat. Une reprise au sens où Heidegger s’intéressera ici à l’histoire de l’Être davantage qu’à l’analytique du Dasein (il était d’ailleurs sur le point à l’époque de laisser tomber l’ontologie fondamentale exposée dans «Être et Temps») car son intention est de retracer à travers une "destruction" de l’histoire de la métaphysique l’"aventure" de l’Être depuis Aristote. Ce livre se trouve être aussi un constat au sens où une reprise, une répétition de l’histoire de l’Être se trouve être dorénavant nécessaire à l’élucidation de la question du sens de être à partir de la Temporalité (Temporalität), c’est-à-dire que Heidegger amorcera une "destruction" de la tradition, où ce terme signifie "ouvrir l’oreille" à ce qui dans la tradition demeure impensé.

Rappelons seulement ici que Heidegger fait remonter le coup d’envoi de la métaphysique occidentale non à Aristote mais plutôt à Parménide. Les analyses de Heidegger nous laissent croire que tous les grands penseurs qui ont marqué l’histoire de la philosophie n’ont pensé que le Même suivant les différentes guises de l’Être. Le «fonds» de la métaphysique aurait été pensé par Parménide, ainsi tout ce qui viendrait par la suite prendrait son appui sur ce fonds. C’est la raison pour laquelle la "destruction" n’est pas une annihilation ni une mise de côté, mais plutôt une "désédimentation" de ce qui s’est accumulé sur ce fonds, et qui nous bloque l’accès à une entente authentique de ce qui se donne depuis toujours, mais qui passe pour allant de soi.

Pour pouvoir comprendre de ce dont il s’agit dans les «Problèmes fondamentaux» nous tenterons de faire un survol de façon à faire une synthèse efficace et cohérente de l’ensemble du livre dans ses différentes analyses sur la tradition philosophique depuis Aristote.


La thèse kantienne : l’être n’est pas un prédicat réel.

Pour Kant, l’être de l’étant non divin, crée, doit nécessairement être compris à partir de l’étant suprême.(49) C’est un trait singulier de la philosophie qu’à chaque fois à travers son histoire le problème de l’être en général soit rattaché très étroitement au problème de Dieu, de la détermination de son essence et de la démonstration de son existence.(50) Dans le concept de Dieu, toute privation est d’emblée exclue. L’existence appartient donc nécessairement à l’étant le plus parfait. Mais Heidegger pose la question : de ce que nous devions penser Dieu comme existant, son existence s’ensuit-elle purement et simplement?(51) Ceci pose problème en effet. Heidegger utilise ici la position de saint Thomas pour faire ressortir par comparaison, la force de réfutation kantienne. Pour Thomas d’Aquin, si nous sommes capables de faire la démonstration de l’existence de Dieu, cela signifie que le concept de Dieu, autrement dit la totalité de son essence, nous est intelligible. Mais comme la quiddité de Dieu, son essence, ne nous est pas connue, nous ne sommes pas en mesure d’exposer de nous-mêmes le pur concept de Dieu qui nous permettrait de manifester la nécessité de son existence.(52) La preuve ontologique de Dieu est donc impossible.

Kant cependant ne conteste pas que Dieu soit, de par son concept, l’étant le plus parfait, et ne nie pas davantage l’existence de Dieu, poursuit Heidegger. La thèse kantienne : l’être n’est pas un prédicat réel, n’affirme pas seulement que l’existence peut ne pas appartenir au concept de l’étant le plus parfait, mais elle affirme de manière principielle que quelque chose comme l’existence (présence-subsistance) n’appartient en rien à la déterminité d’un concept. Kant justifie sa thèse dans le livre intitulé l’«Unique fondement» où il est traité en partie de l’être-là (existence) en général. Kant caractérise négativement l’être-là : «Pour aucune chose l’être-là n’est prédicat ou détermination». Positivement : être-là égale position absolue.(53) Être n’est pas un prédicat réel , cela signifie qu’il n’est pas prédicat d’une res. Il n’est jamais prédicat, mais simple position, écrit Heidegger.(54) Autrement dit, être en général n’est jamais prédicat pour quelque chose que ce soit.

Le terme de réalité est ici à entendre au sens de possibilité, d’essentia. Réalité signifie pour Kant non point ce qui existe effectivement, mais ce qui appartient à la res , à une chose, au contenu positif d’une chose. Nous pouvons nous représenter ce que désigne le mot «une pierre» sans que ce qui est ainsi représenté doive exister réellement comme une pierre qui se trouve là-devant nous.(La thèse de Kant sur l’Être, p.79) Kant distingue l’être comme copule et l’être au sens de l’existence. L’être comme prédicat est position relative, ou simple position. L’être au sens de l’être-là est position absolue. Ce qui nous intéressera ici surtout est le concept d’être-là chez Kant au sens de position absolue. Kant souligne lui-même que ce concept est si simple qu’on ne peut rien en dire afin de l’expliciter davantage.(64) Remarquons seulement ici, comme Heidegger le souligne, «que la position absolue, lorsqu’elle est bien comprise, signifie position au sens de faire que quelque chose se tienne en soi-même, de manière absolue, détachée et délivrée «en et pour soi-même»».(149) Heidegger soupçonne dans la définition kantienne de l’être comme position une parenté avec le concept de fondement (upokeimenon?). En effet, positio voudrait dire : poser, placer, disposer, être disposé, être pro-posé, être posé à la racine.(La thèse de Kant sur l’Être, p.77)

«Que veut dire position?» demande Heidegger. Dans l’énoncé A est B, écrit-il, B est un prédicat réel qui vient s’ajouter à A. Si je dis en revanche : A existe, alors c’est le terme A, avec la totalité de ses déterminations réelles qui est posé absolument. Il s’agit manifestement encore d’une relation, mais non plus d’un rapport réel à l’intérieur des déterminations réelles de la res, du terme A, mais du rapport de la chose en son entier (A) à ma pensée de cette chose. L’existence, l’être-là expriment par conséquent un rapport de l’objet à la faculté de connaître (l’entendement).(67) L’effectivité (l’existence) exprime le rapport à l’usage empirique de l’entendement, à la faculté de juger empirique. Kant nous dit que la perception qui fournit au concept la matière est le seul caractère de l’effectivité. La position absolue est donc définit comme perception. C’est la perception qui a en elle la portée suffisante pour atteindre l’être-là ou l’existence des choses (l’effectivité).(68)

Ce que nous nommons «perception», c’est le fait de s’orienter perceptivement sur le perçu, de telle sorte que le perçu soit compris en tant que tel dans sa perceptité elle-même. Le se-diriger-sur constitue l’armature de tout le phénomène de la perception.(81) Le «se-diriger-sur», la phénoménologie le caractérise comme intentionnalité. Ainsi, la perception a un caractère intentionnel. Cependant, spécifie Heidegger, la relation intentionnelle à l’objet n’échoit pas au sujet avec et par l’être présent-subsistant de l’objet, mais le sujet est en soi structuré intentionnellement.(84) La perception ne se dirige jamais sur des sensations, mais sur l’étant-subsistant lui-même. Il ne m’est pas possible ni permis de demander, continue Heidegger, comment le vécu intentionnel interne accède à un dehors. Je ne saurais le faire parce que le comportement intentionnel lui-même comme tel se rapporte à un présent-subsistant. C’est dans l’intentionnalité, et elle seule, que réside la transcendance.(88) Le Dasein se tient toujours déjà auprès d’un étant-subsistant. Cependant, le Dasein n’est jamais présent-subsistant comme une chose : le Dasein existe.(89)

Heidegger suppose ici que Kant entend le mot «perception» au sens de «perceptité», c’est-à-dire au sens de l’être-perçu du perçu. Dans la relation avec l’outil, nous comprenons quelque chose comme l’ustensilité, et dans la rencontre des choses matérielles nous comprenons la choséité. L’ustensilité n’est pas un outil et la choséité n’est pas une chose matérielle, cependant l’ustensilité et la choséité appartiennent à l’étant-subsistant, mais sans être eux-mêmes des étants-subsistants. Toutefois, l’ustensilité et la choséité ne sauraient appartenir au sujet seul, car l’appréhension perceptive implique de découvrir le perçu tel qu’il se montre en soi-même.(94) La perceptité appartient en un sens à l’objet, sans être rien d’objectif, et au Dasein et à son existence intentionnelle, sans être rien de subjectif. Le percevoir, continue Heidegger, découvre l’étant-subsistant et le laisse venir à l’encontre sur le mode d’un découvrir déterminé. La perception soustrait l’étant-subsistant à sa dissimulation et le délivre afin qu’il puisse se montrer en soi-même.(95)

La perceptité, c’est-à-dire la dé-livrance spécifique d’un étant au sein du percevoir est un mode de la découverte en général. Mais pour qu’il y ait découverte (de l’étant) il faut qu’il y ait ouverture (de l’être). Autrement dit, lorsqu’il y a découvrement dans la perception de l’étant-subsistant, il y a déjà une compréhension de ce qu’est la subsistance (même si celle-ci est pré-conceptuelle). Il y a une compréhension du mode d’être de ce qui est visé dans le perçu. Cette ouverture est la condition de possibilité de la découverte de l’étant-subsistant, continue Heidegger. La possibilité de découvrir, c’est-à-dire de percevoir l’étant-subsistant présuppose l’ouverture de la subsistance.(97) C’est ici que l’on peut saisir la différence de l’étant découvert dans le découvrement et de l’être ouvert dans l’ouverture, qui caractérise la distinction de l’être et de l’étant, la différence ontologique.


Pour revenir à Kant, selon Heidegger, dans la thèse – l’être n’est pas un prédicat réel – Kant au fond veut dire par là que l’être n’est rien d’étant.(79) Il fait donc une distinction entre l’être et l’étant. Cependant, si l’être n’est pas un prédicat réel (ontique), il demeure tout de même un prédicat, mais celui-ci est transcendantal (ontologique).(La thèse de Kant sur l’être, p.100) En effet, comme nous l’avons mentionné plus haut, toujours selon Heidegger, il s’agit manifestement encore d’une relation (prédicat = relation), non plus d’un rapport réel, mais du rapport de la chose en son entier à ma pensée de cette chose.(67) Ainsi, nous sommes amenés avec la thèse de Kant, à la différence ontologique.


La thèse de l’ontologie médiévale : le ce-que-c’est (essentia) et l’être-présent-subsistant (existentia) appartiennent à la constitution ontologique de l’étant.

À la fin du chapitre sur la thèse kantienne, Heidegger se demande comment concevoir la connexion entre réalité et existence. Autrement dit, c’est la question du rapport entre essence et existence. Comment l’essence peut-elle recevoir l’existence? Pour pouvoir comprendre le problème, écrit Heidegger, celui-ci doit être replacé dans le contexte philosophique de la distinction des concepts d’étant infini et d’étant fini.(107)

En Dieu, l’étant infini, l’essence et l’existence coïncide. Pour l’étant fini par contre, même s’il est effectif, il est exposé à l’éventualité du non-être, c’est-à-dire que même en tant qu’effectif il demeure possible, il comporte la possibilité de n’être pas ou d’être autre qu’il n’est.(109) L’essence (quidditas), pour la scolastique, est ce vers quoi nous nous tournons quant, à propos d’un étant, nous voulons répondre à la question de savoir ce qu’il est. La scolastique traduit le to ti ên einaï d’Aristote par quod quid erat esse – ce qui signifie, ce que chaque chose était déjà selon sa réal-ité avant d’être effectivement réalisée.(112) Nous voyons ici qu’un caractère du passé, de l’antériorité, se trouve impliqué dans la notion d’essence. Respectivement, l’être est interprété par la scolastique comme actualitas, autrement dit effectivité. Une chose existe quand elle est en acte, en vertu d’un agir (ènergein).Le phénomène de l’actualitas est l’ènergeia grecque, dit Heidegger.Tout étant peut être interrogé selon cette double question de savoir ce qu’il est, et si il est.(115)

Heidegger s’intéresse ici à la question de la différence de l’essence et de l’existence. Nous prendrons pour exemple la doctrine de Suarez qui traite de ce problème. Heidegger écrit : le fondement de cette conception est celui-ci : quelque chose comme l’existence, l’effectivité, ce qui au plus intime et dans son essence, constitue quelque chose comme effectif, ne peut être distingué, à titre d’étant proprement dit, de l’étant ainsi constitué.(123) Aristote avait déjà formulé cela en disant que le terme «être», adjoint à quelque chose, ne lui ajoute rien. En effet, c’est la même chose de dire «homme» ou «un homme qui est». Quand je dis «homme», continue Heidegger, l’être est déjà co-pensé dans cet étant qui en une sens est déjà envisagé comme quelque chose qui est. Suarez note la même chose, et ceci est aussi la thèse kantienne : l’existence n’ajoute rien au quid effectif.(125)

Pour la scolastique et l’Antiquité (dans la philosophie prékantienne), la question de l’existence et celle de l’essentialité sont orientées sur l’effectuation au sens du créer et du produire (tandis que Kant interprète l’existence et l’effectivité en ayant recours au comportement perceptif du Dasein). La question principale pour Heidegger est de savoir s’il est absolument nécessaire d’orienter dans cette direction le problème de l’effectivité et de l’existence.(126) Il faut nous interroger sur la raison de cette orientation (l’orientation sur la production (Herstellung)). Il est difficile ici de résoudre le problème car ces concepts (essence et existence) sont tout simplement considérés par la scolastique comme allant de soi. On s’en tient, écrit Heidegger, à la conviction inébranlable que l’étant doit nécessairement être compris comme ce qui est crée par Dieu.(128) Cependant, nous avons ici une remarque de Jean Beaufret, à savoir que la pensée de la création à partir de rien serait d’origine grecque et non biblique.(Dialogue avec Heidegger, p.131) En effet, Platon écrit : «Disons qu’en tout ce qui, d’un non-être antérieur, est amené ultérieurement à l’être, amener c’est produire (poïein), être amené c’est être produit.»(Sophiste, 219 b) En effet, Heidegger semble suggérer cela : «En dépit d’origines différentes, l’ontologie antique, dans ses fondations comme dans ses concepts fondamentaux, était pour ainsi pour taillée sur mesure pour la conception chrétienne du monde et l’interprétation de l’étant comme ens creatum.»(150)Comme nous le verrons, Heidegger discutera aussi des termes d’eidos et d’idéa chez Platon dans cette optique, en donnant l’impression que la conception chrétienne est entièrement et essentiellement imprégnée de platonisme.

L’explication du terme d’existentia (actualitas) a déjà fait apparaître que celui-ci renvoie à l’agir d’un sujet indéterminé, ou encore selon la terminologie de Heidegger, que l’étant-subsistant est référé d’une certaine façon, à un sujet devant lequel il vient pour ainsi dire à portée de la main, pour lequel il est maniable. Il faut se demander ici, écrit Heidegger, si le sens de l’effectivité, telle qu’elle est conçue dans l’Antiquité et la scolastique, est compris en référence au comportement productif du Dasein.(131) Heidegger répond par l’affirmative. En effet, ceci correspond avec le mode premier sous lequel le Dasein comprend l’étant dans «Être et Temps», le mode de la Zuhandenheit.

Il nous faut ici discuter de l’essence et de l’existence chez Platon. Nous verrons par la suite comment l’interprétation kantienne de l’existence s’orientant sur le comportement perceptif et l’interprétation antico-médiévale qui s’oriente sur le comportement de production, peuvent s’accorder.L’essence de l’étant chez Platon, l’éidos (forma), est déterminée dans sa réalité par sa figure (morphè). Ici le terme morphè, nous dit Heidegger, doit être délivré de sa restriction à l’espace, il désigne l’ensemble des traits empreints sur un étant – sa frappe – grâce à laquelle nous reconnaissons qu’il est tel ou tel. L’é-vidence constitue le sens ontologique des termes grecs d’éidos et d’idéa. Heidegger nous donne ici une indication très importante : «Si nous prenons l’étant tel qu’il vient à l’encontre dans la perception, nous devons dire : l’évidence de la chose est fondée sur sa frappe. C’est la figure qui donne à la chose son é-vidence.[..] Cependant la relation de fondation entre l’éidos et la morphè, l’é-vidence et la frappe est exactement inverse pour l’ontologie grecque : ce n’est pas l’é-vidence qui se fonde sur la frappe, mais la frappe, la morphè qui se fonde sur l’é-vidence.»(135)

On peut dire aussi de la frappe qu’elle est une configuration. Donner une configuration, continue Heidegger, implique de prendre pour fil conducteur et pour mesure une image au sens de l’original, du modèle. La chose qui est produite l’est le regard fixé sur l’é-vidence anticipée de ce qui est à former, à frapper. La configuration, ce qui prend forme d’après un modèle est, comme tel, une copie de l’original, continue-t-il.(136) Autre indication importante de Heidegger : «L’é-vidence anticipée, le prototype révèle la chose telle qu’elle est avant la production, et telle qu’elle doit apparaître une fois produite. L’é-vidence anticipée n’est pas encore manifestée extérieurement comme ce qui a reçu une frappe essentielle, comme ce qui est effectif, mais elle est une image issue de l’imag-ination, la phantasia disent les Grecs.»(136) Heidegger souligne que ce n’est point un hasard si Kant assigne également à la faculté d’imaginer une fonction insigne dans l’explicitation de l’objectivité de la connaissance.

L’éidos, en tant qu’é-vidence, anticipée dans l’imagination, de ce qui doit être frappé, nous livre la chose dans ce qu’elle était déjà et dans ce qu’elle est avant toute effectuation, continue Heidegger. C’est pourquoi dit-il, l’é-vidence anticipée, l’éidos sera également nommé to ti ên einai, ce qu’un étant était déjà. Ce qu’un étant était déjà, l’é-vidence à l’aune de laquelle la production est mesurée, est du même coup l’origine (génos) d’où provient proprement ce qui est frappé.(136) Donner figure, donner forme, produire signifie faire venir au jour, tirer de -. Ces attitudes peuvent être caractérisées à travers le comportement fondamental du Dasein, que Heidegger nomme le pro-duire. Toutefois, pro-duire signifie aussi mettre au jour, dans le là, de telle sorte que le produit se tienne de lui-même pour soi, et ainsi qu’il soit pro-jacent (upokeimenon).(138) Ce qui est de prime abord projacent, c’est l’ensemble formé par les choses d’usage. Le bien disponible, l’avoir, c’est l’étant au sens absolu, en grec, l’ousia.(138) Cependant le produire n’est pas le seul horizon de l’interprétation de l’existentia, souligne Heidegger. (139) Le présent-subsistant (existentia) se laisse saisir non seulement en référence à la disponibilité pour l’usage, mais aussi en référence au présent disponible que nous trouvons déjà là devant nous. Ce trouver-là-devant-soi le produit et l’étant subsistant, possède une vue qui lui est propre : la circonspection. La circonspection est la vue première; le voir théorique en est un mode dérivé. Cependant, pour des raisons qui ne sont pas élucidées écrit Heidegger, les Grecs ont déterminé primairement le mode d’accès au présent-subsistant au sens du trouver présent dans l’intuition, au sens de la réception intuitive, au sens du noein ou encore du théôrein.(139) «C’est à la faveur de cette attitude purement intuitive – qui n’est jamais qu’une modification du voir au sens de la circonspection, du comportement productif – que l’effectivité de l’effectif se révèle.»(140) Heidegger fait remarquer que nous trouvons déjà cette considération chez Parménide, pour qui percevoir, appréhender dans l’intuition(noein) – et être(enaï) au sens d’existence, d’effectivité, sont le même. La thèse de Kant selon laquelle l’effectivité est perception se trouve ainsi anticipée par Parménide.

Ce qui fait la spécificité du comportement de production, écrit Heidegger, c’est que le Dasein, à s’en tenir au produire, se dit, expressément ou non : ce à quoi se rapporte mon comportement, conformément à son mode d’être propre, n’est pas lié à ce trait, mais doit, par ce comportement, acquérir sa consistance propre à titre d’objet achevé. Heidegger fait ici une importante remarque : «Ce n’est pas seulement une fois achevé que le produit cesse en fait d’être rattaché au trait de la production, mais déjà, comme «à produire», il est d’emblée compris comme ce qui doit se délivrer de ce trait. La structure intentionnelle spécifique du produire, implique d’emblée un caractère déterminé de délivrance et d’affranchissement pour ce à quoi se rapporte ce comportement.»(144) Dans la compréhension de l’être qui appartient au comportement de production, celui-ci, dans la mesure où il se rapporte à quelque chose, délivre justement ce à quoi il se rapporte.(146)

Le comportement de production fait toujours appel à un matériau, la matière. Le matériau n’est pas produit, mais est déjà présent, pro-jacent. Le produire est toujours production de quelque chose à partir de quelque chose. C’est seulement à l’intérieur de la compréhension de l’être propre au produire, continue Heidegger, que ce qui n’a pas besoin de production peut être compris et découvert. Heidegger écrit : «En d’autres termes, seule la compréhension de l’être inhérente au comportement de production, et par conséquent la compréhension de ce qui n’a pas à être produit, peuvent donner le jour à cette compréhension de l’étant qui est en soi présent-subsistant, préalablement à toute production et en vue d’une production ultérieure.»(147) C’est seulement à partir de ce comportement de production que l’idée de matière au sens de ce à partir de quoi quelque chose est produit, peut s’éclairer. Nous voyons maintenant avec les considérations précédentes, que se dessine ici une ligne continue entre l’ontologie ancienne d’une part, qui interprète l’étant dans son être à partir du produire et du percevoir (noein, intuition) et l’interprétation de Kant de l’effectivité par rapport à la perception. Heidegger ajoute : «L’interprétation kantienne de l’effectivité comme perception ou position absolue fait appel à ce caractère de délivrance et de libération qui nous était apparu essentiel dans la structure intentionnelle du produire. En d’autres termes, même le sens spécifique de la perception et de la compréhension de l’être inhérente à l’intuition se caractérise comme un laisser-venir-à-l’encontre l’étant-subsistant en le délivrant.»(149)

Dans la deuxième thèse, nous avons vu que nous étions conduits au problème de la détermination ontologique de tout étant à travers l’essentia et l’existence possible. Ces deux détermination : essence et existence (au sens de présence-subsistance) peuvent-elles s’appliquer au Dasein? Heidegger demande : Le domaine du subsistant coïncide-t-il avec celui de l’étant en général? Y a-t-il au contraire un étant qui, conformément à son sens ontologique, ne puisse jamais être conçu comme subsistant?(150) -Oui, cet étant c’est le Dasein.

Lorsque je demande qu’est-ce que cette chose? De quoi s’agit-il? Je vise à travers la question une chose. L’on ne peut jamais demander qu’est-ce que la Dasein, comme si celui-ci était une chose, mais plutôt : qui est-il? Ce n’est pas la quiddité, mais la quissité (Heidegger forge ici un mot) qui appartient à la constitution du Dasein.(151) Si cette distinction n’a jamais été faite, cela prouve que même si le Dasein sait qu’il est différent du reste de l’étant, cela n’entraîne pas pour autant la connaissance explicite que son mode d’être est différent de celui de l’étant qu’il n’est pas lui-même. Cette situation du Dasein, Heidegger la décrit dans «Être et Temps» sous le nom de Verfallen, la déchéance. C’est le fait que le Dasein s’entende toujours de prime abord et naturellement à partir des choses, qu’il comprenne son mode d’être à partir de celles-ci. L’interprétation du Dasein à partir des «choses» de sa préoccupation, finit par comprendre le Dasein à partir de l’horizon ontologique de la subjectité, de la substance. Le Dasein ne se trouve pas là-devant comme les choses, mais il existe, c’est-à-dire que celui-ci se rapporte ententivement en son être à cet être qui est le sien. Heidegger écrit : L’«essence» de cet étant tient dans son (avoir) à-être.(Être et Temps, p.73) Conclusion : la thèse selon laquelle essentia et existentia appartiennent à tout étant et épuisent la totalité de l’étant est insuffisante et doit être restreinte à l’étant-subsistant. Ainsi, la question de la multiplicité possible de l’être, et du même coup la question de l’unité du concept d’être en général, deviennent urgentes, nous dit Heidegger.(152)


La thèse de l’ontologie moderne : les modalités fondamentales de l’être sont respectivement l’être de la nature(res extensa) et l’être de l’esprit(res cogitans).

L’étant sur lequel nous déchiffrons le sens de l’être, c’est la nature au sens large, ou encore, pour employer la terminologie courante depuis Kant, les objets.(155) Dans quelles perspectives sujet et objet sont-ils ontologiquement distingués? – demande Heidegger.(157) Heidegger choisit, pour répondre à cette question, la conception kantienne du problème.

Comment Kant conçoit-il la distinction sujet – objet? En quoi consiste l’essence de l’égoïté? Kant s’en tient à la détermination cartésienne. La res cogitans est un quelque chose qui pense. Dans tous les actes du Je, le «Je-pense» est à chaque fois co-représenté, même s’il n’est pas expressément visé, indique Heidegger.(158) L’Ego, dans la mesure où il a des déterminations, est comme toute autre chose, un subjectum doté de prédicats.(159) Les représentations sont les prédicats, les déterminations de l’Ego. Avoir ces représentations c’est pour l’être-pensant, les connaître, car dans toute représentation, le Je-pense est co-représenté. L’Ego est l’étant qui a ses prédicats sur le mode du connaître. «Je me sais, je suis conscient de moi-même.»(159) La res cogitans, écrit Heidegger, est sujet de prédicats, et comme tel sujet pour des objets. L’Ego possède ses prédicats à titre d’objets.

Qu’est-ce qui constitue l’égoïté? – demande Heidegger. Réponse : la conscience-de-soi. Tout penser est un «Je-pense». «L’Ego est le fondement originaire de l’unité de la multiplicité de ses déterminations en ce sens que, à titre d’Ego, je les com-prends toutes par rapport à moi-même, que d’emblée je les tiens ensemble, je les relie en une synthèse.»(160) C’est ce que Kant appelle l’«unité originellement synthétique de l’aperception»; ceci constitue le caractère ontologique du sujet. L’Ego est le fondement de la possibilité de tout représenter, de tout percevoir, c’est-à-dire de toute perceptité de l’étant. L’Ego n’est pas l’une des catégories de l’étant parmi d’autres, mais la condition de possibilités des catégories en général, continue Heidegger.(161) «Ainsi l’Ego est la condition ontologique fondamentale, c’est-à-dire transcendantale, ce qui gît-au-fond de tout a priori particulier.»(162) Remarquons ici l’a priori, comme antériorité (prius), temps.

Kant distingue la conscience de soi pure (personalitas transcendentalis) de la conscience de soi empirique (personalitas psychologica), et indique que le moi empirique est une chose, poursuit Heidegger.(163) Kant appelle la conscience de soi pure, le Moi de l’aperception, le Moi logique. Heidegger explique ce Moi : «Le Moi est sujet du Logos, c’est-à-dire du penser, le Moi est Moi, en tant que «Je lie», sous-jacent à tout penser.»(163) Kant affirme qu’il est comparable au substantiel (upokemeinon). Heidegger écrit : «Ce qui est, c’est l’Ego déterminant de l’aperception, Kant affirme que de cet étant et de cet être nous ne pouvons rien dire de plus que ceci, à savoir qu’il est.»(164) L’être de ce Moi est donc problématique.

Toutefois la distinction entre personalitas transcendentalis (Moi-sujet) et personalitas psychologica (Moi-objet) ne permet pas encore d’accéder, écrit Heidegger, à la véritable détermination kantienne centrale du Moi et de la subjectivité, qui réside dans le concept de personalitas moralis.(164) La véritable personnalité est la personalitas moralis, souligne Heidegger.(165) La conscience de soi morale caractérise proprement la personne en son être. Heidegger ajoute : «La conscience de soi morale, pour autant qu’elle concerne proprement la personalitas, représente la véritable spiritualité de l’homme et ne saurait être médiatisée par l’expérience sensible.»(166) Une précision est nécessaire ici sur le rapport sensible/sentiment, car il serait tentant d’exclure le sentiment si nous devons faire abstraction de l’expérience sensible. – Pour Kant tout sentiment n’est pas sensible, c’est-à-dire déterminé par le plaisir et la peine, ajoute Heidegger.(166) En effet : «Le fait que la conscience de soi morale ne soit pas destinée à rendre manifeste un état fortuit et momentané du sujet empirique, […] n’exclut pas qu’elle soit cependant un sentiment au sens bien défini par Kant.»(167) Kant parle de «sentiment moral» ou de «sentiment de mon existence». Quel est ce sentiment moral? – demande Heidegger. Réponse : «Le sentiment moral, c’est pour Kant le respect

Kant nomme le respect, sentiment. On doit pouvoir mettre en lumière dans le respect la structure essentielle du sentiment en général.(167) Heidegger continue : «Il est de l’essence du sentiment d’être sensible à quelque chose et, secondairement, en tant qu’être-sensible-à, de rendre manifeste le se-sentir-soi-même.»(167) S’il faut être sensible à quelque chose chez Kant, c’est à la loi morale. La loi, du fait que je dois m’y soumettre, cause un préjudice aux inclinations, qui sont des penchants au sens de l’amour-propre et de la présomption.(167) Cependant, Heidegger précise : «Mais cet effet négatif exercé sur le sentiment, est lui-même un sentiment.»(167) En effet, cette loi morale doit produire un sentiment, affirme Kant. Lequel? – Le sentiment de respect pour la loi. «Donc le respect pour la loi morale est un sentiment qui est produit par un principe intellectuel, et ce sentiment est le seul que nous connaissons parfaitement a priori et dont nous pouvons apercevoir la nécessité.»(Kant, WW,pp.81-82) Heidegger précise que le sentiment moral ne vient pas après coup, après que l’action morale ait été accomplie, mais seul le respect pour la loi constitue tout d’abord, la possibilité de l’action.(169)

Le sentiment spécifique pour la loi, écrit Heidegger, tel qu’il est présent dans le respect, est une auto-soumission.(169) Dans le respect pour la loi, je me soumets, je me révèle à moi-même, c’est-à-dire que je suis dans mon ipséité moi-même.(169) Heidegger pose la question : «en tant que quoi ou plus précisément en tant que qui suis-je moi-même?»(169) Réponse : «dans le respect je suis moi-même, autrement dit j’agis.»(171)

Il nous faut maintenant élucider le sens ontologique de la personne morale. Heidegger : «L’homme existe comme fin en soi-même, il ne peut jamais être un moyen […] C’est de là qu’il faut partir, de ce caractère ontologique de l’étant […] qui existe objectivement et effectivement comme fin, pour mettre en lumière le véritable sens ontologique de la personne morale. Elle existe en tant que fin pour soi-même; elle est elle-même fin.»(172) Nous pouvons maintenant faire la distinction entre étant égoïque et étant non égoïque, entre sujet et objet, entre res cogitans et res extensa. Personne et chose, indique Heidegger, sont toutes deux pour Kant des res, des choses qui existent.(174) Cependant, la personne est une fin objective, une chose dont l’existence est une fin en soi. Tandis que la chose dont l’existence dépend de la nature, étant dépourvue de raison, n’a qu’une valeur relative : celle de moyen. Toutefois Heidegger ajoute : «L’interprétation du Moi comme personne morale ne livre aucun éclaircissement véritable sur le mode d’être du Moi.»(177) Car, bien que les personnes morales soient des sujets dont l’agir est l’être, et que l’agir est un exister au sens de l’être-subsistant, la question de savoir quelle est la modalité de l’exister, de l’être-subsistant que cet agir représente, n’est pas posée.(176)

Peut-être, indique Heidegger, obtiendrons-nous davantage d’éclaircissement sur le mode d’être du sujet en nous demandant comment Kant détermine le Je du «Je pense», ou encore le sujet théorétique par opposition au sujet pratique.(177) Heidegger écrit : «Le Je en tant que fondement de la possibilité du «Je pense» est du même coup le fondement et la condition de possibilité des formes de la liaison, c’est-à-dire des catégories. Celles-ci, dans la mesure où elles sont conditionnées par le Moi, ne sauraient être appliquées en retour au Moi pour l’appréhender.»(179) En effet, le Moi de l’aperception n’est accessible à aucune détermination, nous n’avons pas d’intuition de nous-mêmes. La seule chose que l’on puisse dire est que le Je est un «J’agis».(180) «Ainsi se dévoile une certaine connexion entre le Je de l’aperception transcendantale et la personalitas moralis.» - remarque Heidegger. Heidegger cite Kant : «Le "Je pense" exprime l’acte qui détermine mon existence. L’existence est donc déjà donnée par là, mais la manière dont je dois la déterminer, c’est-à-dire poser en moi le divers qui lui appartient, ne l’est pas encore. Il faut pour cela l’intuition de soi-même, qui a pour fondement une forme donnée a priori, c’est-à-dire le temps, qui est sensible et appartient à la réceptivité de ce qui est à déterminer.»(Kr V., B 158) Cependant, Kant se rattachant à la tradition, n’avait en vue ici, que le temps de la nature. Heidegger écrit : «Il n’y alors aucun terrain possible qui soit donné pour l’application des catégories à la connaissance du Moi.»(181) Peut-être le temps est-il justement l’a priori du Moi, si du moins on l’entend en un sens plus originel que celui que Kant a pu concevoir, poursuit Heidegger.(181) Ainsi, Kant ne parvient pas à déterminer l’unité originaire du Moi théorétique et du Moi pratique. Le tout de l’étant que nous sommes nous-mêmes, continue Heidegger, corps, esprit, âme, le mode d’être de leur totalité originelle demeure ontologiquement obscur.(182)

Revenons maintenant à la production. Heidegger dit que l’être-produit est l’horizon de la compréhension de la personne chez Kant, en tant que substance spirituelle finie. L’ontologie traditionnelle de l’étant-subsistant se poursuivrait chez Kant, en partant des grecs. En effet, Kant détermine le Moi comme subjectum au sens de l’upokeimenon. Le véritable étant chez les grecs, l’ousia, est ce qui est en lui-même disponible, ce qui est pro-duit, ce qui constamment se déploie en présence pour soi : le projacent, l’upokeimenon, le subjectum, la substance.(184) La personne est conçue par Kant comme étant-subsistant. Kant ne sort pas de cette ontologie. Heidegger entend démontrer cette affirmation. Pour commencer, il nous faut savoir en quoi consiste la finitude de la personne et de la substance en général. «Elle réside d’abord en ceci que chaque substance trouve d’emblée sa limite dans une autre substance à laquelle elle se heurte pour ainsi dire comme à un étant qui lui est chaque fois prédonné, et cela de telle sorte que cet étant se montre à elle simplement à travers ses effets.»(185) La substance n’est pas seulement activité de connaître, mais affection.(186) Heidegger précise : «Les substances finies ne reçoivent des autres étants que ce que ceux-ci proposent à leur appréhension à titre d’effets exercés. Seule la face externe, non l’interne, est à chaque fois accessible et perceptible […] La finitude des intelligences tient au fait qu’elles sont nécessairement assignées à la réceptivité.» Or comme nous l’avons vu, la réceptivité, la perception, possède un rapport à la pro-duction. Heidegger demande : «Pourquoi la substance finie ne peut-elle pas appréhender le substantiel, c’est-à-dire l’être véritable d’une autre substance?»(186) Kant répond dans une de ses Réflexions : «Mais les êtres finis ne peuvent pas, par eux-mêmes, connaître d’autres choses parce qu’ils n’en sont pas les auteurs.»(Réflexion no.929) Kant interprète donc l’être dans l’horizon de la production.

La finitude, continue Heidegger, c’est le fait d’être nécessairement assigné à la réceptivité, autrement dit, c’est l’impossibilité d’être par soi-même producteur et créateur d’un autre étant.(187) L’être des choses est donc interprété comme être-produit. Cela est pour Kant un présupposé tenu pour évident, nous dit Heidegger. Dans l’ontologie grecque le concept d’ousia a deux significations. Il signifie d’abord, poursuit Heidegger, l’étant-subsistant lui-même qui est produit, ou encore son être-subsistant. Il est aussi synonyme de eidos, au sens de modèle d’abord seulement pensé, imaginé.(188) Kant est donc conduit dans son interprétation de l’être du sujet à reconnaître son être comme productité, suivant les voies de l’ontologie antico-médiévale. C’est seulement dans cette perspective, ajoute Heidegger, qu’il est possible de comprendre la Critique de la raison pure.(188)

Heidegger s’intéresse au sujet, car il s’intéresse au Dasein. Or, fait-il remarquer, que d’un point de vue ontique, nous sommes le plus proches de l’étant que nous sommes nous-mêmes, mais que d’un point de vue ontologique, nous sommes le plus lointain.(192) Revenons au sujet et à l’objet. S’il est légitime de commencer avec la relation sujet-objet, il faut se demander pourquoi le sujet «exige» un objet, et inversement.(194) Heidegger veut nous ramener ici à l’intentionnalité. Le sujet pourrait-il renoncer à cette relation aux objets? – demande Heidegger. Réponse : «Dans cette hypothèse, il ne dépend pas de l’objet que s’institue à son endroit une relation subjective, mais le se-référer-à appartient à la constitution ontologique du sujet lui-même.»(194) Remarque capitale de Heidegger : «Pour le Dasein, en même temps que son existence se trouvent toujours déjà dévoilés, d’une certaine manière, un étant et une connexion avec de l’étant, sans que celui-ci soit à proprement parler objectivé. Exister signifie donc aussi être auprès de l’étant en se comportant par rapport à lui.»(195) Mais si l’intentionnalité signifie se-diriger-sur, continue Heidegger, ce qui est ainsi dirigé, orienté sur, c’est manifestement l’Ego. L’intentionnalité implique un co-dévoilement du Soi dirigé-sur.(196) Heidegger écrit : «Le Soi est présent au Dasein lui-même sans réflexion et sans perception interne, antérieurement à toute réflexion.»(196) Pour accéder au Soi, continue Heidegger, le Dasein n’a pas besoin d’un type particulier d’observation, il n’a pas à espionner, pour ainsi dire, l’Ego, mais, dans la mesure où le Dasein s’adonne immédiatement et passionnément au monde, son ipséité propre se réfléchit sur les choses.(197) Le Dasein est perdu dans la quotidienneté de l’existence, rivé aux choses et aux personnes.(198) Le Soi de notre existence ordinaire journalière se «réfléchit» sur ce à quoi il s’adonne.(199) Heidegger demande : «Comment faut-il concevoir philosophiquement cette énigmatique réflexion du Soi à partir des choses?»(199)

Le Soi réfléchi par les choses n’est pas «dans» les choses au sens où, présent parmi les choses au sens où, présent parmi les choses, il en serait une partie ou un appendice ou encore un ajout, précise Heidegger.(199) Le Dasein n’est pas «transposé», il ne se met pas à la place des choses, continue Heidegger, mais c’est seulement sur la base d’une «transposition» préalable que nous pouvons revenir des choses à nous-mêmes.(199) Il s’agit ici d’une transposition particulière. Il s’agit en fait de la transcendance. Le Dasein transcende les choses, c’est-à-dire qu’il est toujours déjà auprès des choses, transposé auprès d’elle, il comprend leur être. Heidegger donne un exemple : dans notre comportement naturel à l’égard des choses, nous ne pensons jamais à une chose, c’est bien plutôt un complexe-de-choses qui est donné primairement.(201) Le Dasein est donc toujours déjà transposé auprès d’un complexe-de-choses, il s’oriente circonspectivement dans celui-ci; pour que je puisse penser à une chose, je dois la retirer d’un contexte où tout normalement ne fait qu’«un» en un système de renvois. Heidegger aborde le thème de la circonspection. En effet, lorsque j’utilise les choses je me trouve dans un complexe instrumental, chaque chose est un instrument-pour et renvoie à un pour-quoi. Pour qu’une chose ne soit que ce qu’elle est, je dois la thématiser, c’est-à-dire la penser uniquement comme chose sans renvois ou pour laquelle les renvois sont dérangés, par exemple : le marteau brisé. Donc je pré-comprend toujours un ensemble de choses en m’orientant à l’intérieur de cet ensemble de façon non-thématique. Cependant, le Dasein n’existe pas sur le même mode que les choses, il existe sur le mode de l’être-au-monde. Qu’est-ce que le monde?

Le monde n’est pas la nature et surtout pas l’étant-subsistant. Est-il la somme de l’étant intramondain? Nullement, répond Heidegger.(204) Mais alors qu’est-il? En fait, nous le savons déjà. Heidegger écrit : «Le monde n’est pas a posteriori, mais a priori. Est a priori ce qui est déjà préalablement dévoilé et compris en chaque Dasein existant, avant toute appréhension de tel ou tel étant.»(204) Le monde est si évident, que nous l’oublions complètement. «C’est uniquement parce que, en existant, nous sommes déjà au monde que nous pouvons rencontrer de l’étant intra-mondain.»(204) Le Dasein, continue Heidegger, se projette un monde, non pas après coup et accessoirement, mais de telle sorte que le projet de monde appartient à l’être du Dasein. Avec ce projet, continue-t-il, le Dasein est toujours déjà sorti de soi, il existe, il est-au-monde.(209) Autrement dit, le Dasein est transcendance, en direction du monde.

Conclusion : la res cogitans et la res extensa sont séparés par des différences radicales de constitution ontologique. En fait, «la différence ontologique entre la constitution ontologique du Dasein et celle de la nature se révèle si tranchée qu’il semble tout d’abord impossible de comparer ces deux guises de l’être et de les déterminer en fonction d’un seul et même concept de l’être en général.»(216) Heidegger demande : «Est-il encore possible, compte tenu de cette distinction radicale des guises de l’être, de trouver un concept unitaire de l’être permettant de caractériser ces différents mode d’être comme des modes d’être?»(216)

La thèse de la logique : tout étant, quel que soit le mode d’être qui est à chaque fois le sien, se laisse aborder et examiner à l’aide du «est»; l’être de la copule.

Passons maintenant au «est» au sens de la copule. Dans les «est» est compris : 1.l’être-aliquid(contingent), 2.la quiddité(nécessaire), 3.le quomodo, 4.l’être-vrai. Cette plurivocité est l’expression de la structure multiple de l’être de l’étant.(247) Cependant dans toutes ces déterminations l’être-vrai se trouve implicitement co-signifié. Nous avons besoin ici d’une explication. Si je dis «La craie est blanche», le «est blanc» exprime l’être-blanc, l’être ainsi ou autrement c’est l’être-aliquid de la craie. Ceci est une contingence, car celle-ci pourrait bien être noire par exemple. Si je dis «la craie est une chose matérielle», je vise la quiddité de la craie, c’est-à-dire que je vise un être de celle-ci qui doit lui appartenir pour quelle soit ce qu’elle est, celui-ci est nécessaire.Si je dis «la craie est», je vise son existence, son «est sous-la-main», son quomodo, par opposition à une craie simplement imaginée. Et pour finir, si dans toutes les phrases cités, j’accentue le «est», par exemple dans «la craie est blanche», je vise l’être déterminé de la craie comme étant vrai. Dans toutes les phrases citées, l’être-vrai de la craie est donc toujours co-signifié.(De l’essence de la liberté humaine, p.80-81) Nous avons choisi ici de nous référer à un autre ouvrage de Heidegger pour arriver aux mêmes conclusions, sans toutefois avoir à passer par les longues discussions historiques dont nous n’avons pas besoin, du livre que nous étudions. En effet, celles-ci ne nous sont pas nécessaires ici car nous pouvons comprendre de ce dont il s’agit en quelques lignes sans autres explications.

Venons-en maintenant à une considération sur le logos, et à son rapport avec la logique. Heidegger se demande si l’interprétation du logos comme suite de mots, c’est-à-dire comme énoncé, ne nous conduirait pas à une mésinterprétation. Expliquons : «Quelqu’un, le dos tourné au mur, prononce cet énoncé : «le tableau accroché au mur est penché». Cet énoncé se légitimera si celui qui l’a prononcé se retourne et perçoit le tableau mal accroché au mur.»(Être et Temps, p.268) À quoi l’énoncé se réfère-t-il lorsque je suis le dos tourné au mur? À une image du tableau? Non, au tableau lui-même. L’intention opérée par l’énoncé se remplit par la perception même du tableau. Il n’y a pas de comparaison entre une représentation du tableau et le tableau lui-même. Ce qui se confirme, c’est le tableau lui-même, qui se montre identique dans son être-tel visé dans l’énoncé et son être-perçu. Ce qui voudrait dire que si l’énoncé peut s’attester comme vrai, c’est qu’il montre le tableau tel que lui-même se montre. L’énoncé découvre, est découvrant. La vérité, continue Heidegger, n’a donc absolument pas la structure d’un accord entre le connaître et l’objet.(Être et Temps, p.270) Cependant, si l’énoncé est découvrant, ceci veut dire que le tableau s’est préalablement montré. C’est donc l’énoncé qui est dans la vérité, et non l’inverse. Ceci est la vérité au sens originaire, tel que l’entend Heidegger. «Le Dasein est «dans la vérité».»(ibid, p.272)

Nous voilà maintenant rendu au problème du monde extérieur, expliquons : Si la proposition est une suite de mots ayant besoin d’une liaison, à la succession des mots doit correspondre alors une succession de représentations […] Ces représentations sont une réalité psychique présente dans le penser. À ces représentations doit correspondre un objet physique, si celui-ci porte sur une chose. Ces représentations se rapporteront donc à un objet existant au-dehors . Il résulte de cela le problème de savoir comment les représentations, que j’ai à l’intérieur de moi-même, peuvent s’accorder avec l’objet à l’extérieur.» Ce problème résulte du fait que l’énoncé a d’abord été envisagé comme suite de mots.(249)

Heidegger fait ici une remarque importante : «Il n’y a pas d’abord des vocables faisant figure de signes pour des significations, mais c’est au contraire, à partir du Dasein se comprenant et comprenant le monde, c’est-à-dire à partir d’une connexion signifiante déjà dévoilée qu’échoit à ces significations à chaque fois un mot.»(251) Le logos doit donc être entendu autrement que comme suite de mots, présentant un sens, car la signification précède le mot, il y a un dévoilement préalable. Heidegger écrit : «La structure fondamentale de l’énoncé est la monstration de ce sur quoi il porte. Ce sur quoi porte l’énoncé, ce qui est visé prioritairement à travers lui, c’est l’étant même. Quand je dis «le tableau est noir», je ne formule aucun énoncé sur des représentations, mais sur cela même qui est visé.»(252) L’énonciation est un maintien, une tenue intentionnelle propre au Dasein. Elle est en son essence énonciation portant sur quelque chose, et elle est par conséquent en elle-même référée à l’étant. (250) Heidegger écrit : «[…]toute relation intentionnelle comporte en soi une compréhension ontologique spécifique de l’étant à laquelle se rapporte la tenue intentionnelle comme telle. Pour que quelque chose puisse être l’objet possible d’un énoncé, il faut qu’il soit déjà donné à l’énoncé d’une certaine façon en tant que dévoilé et accessible. Ce n’est pas l’énoncé comme tel qui en premier lieu dévoile, mais il est toujours déjà renvoyé à un dévoilé prédonné.»(250) L’énoncé peut s’exprimer en une énonciation vocale et verbale, mais cela n’est pas nécessaire.(251) L’énoncé est monstration de la structure particulière du déterminer explicitant, et celui-ci peut être communication.(253) Nous pouvons donc définir l’énoncé, continue Heidegger, comme monstration qui détermine et communique.(253) Précisons un peu. Par exemple, lorsque je communique avec quelqu’un verbalement, celui-ci n’est pas tourné vers les mots ou vers mes processus de pensée, mais celui-ci s’oriente d’emblée sur l’étant dont il est question.(259) Il a donc toujours déjà découvert l’étant, à travers son ouverture à lui-même. Il ne s’agit donc pas ici avec l’énoncé, de simple communication, mais d’une orientation à l’intérieur de l’étant dévoilé pré-comprit.


Le problème de la différence ontologique.

Questionnons-nous sur le temps. Qu’est-ce que le temps? Aristote nous dit que le mouvement n’est pas le temps, mais qu’il n’est pas non plus sans le mouvement. Il est donc quelque chose du mouvement. Le temps pour Aristote : un nombré quant au mouvement qui se rencontre dans l’horizon de l’antérieur et du postérieur. Heidegger demande : «À quoi prêtons-nous attention, dans quel horizon portons-nous notre regard quand – pour prendre un exemple simple – nous disons devant un coucher de soleil; la nuit vient, déterminant par là une heure, un temps du jour?»(290) Le temps n’est pas seulement ce qui dans le mouvement est nombré, mais ce qui l’est pour autant que le mouvement est pris en vue dans la perspective de l’avant et de l’après, quand nous suivons son cours en tant que mouvement, continue Heidegger. L’horizon en question est celui de l’antérieur et du postérieur, ajoute-t-il.(290) Cela ramène la définition d’Aristote à ceci : le temps est quelque chose qui vient à l’encontre dans l’horizon du temps. C’est ce qui se produit dit Heidegger, quand je dis que le temps est ce qui du mouvement se révèle, lorsque je suis son cours en tant que mouvement dans l’horizon de ce qui en lui est antéro-postérieur.(291) Nous arrivons à une pure tautologie, et ceci pose problème.

Est-il possible qu’Aristote ait fait une erreur aussi grossière? En fait, non. Peut-être que la seconde occurrence du mot «temps» renvoie-t-elle à autre chose, à quelque chose de plus originel. Heidegger répond : il est possible que dans la définition aristotélicienne du temps une connexion soit établie entre le temps dans sa compréhension vulgaire, et le temps originel, qui est ici nommé temporalité (Zeitlichkeit).(291) Revenons donc maintenant à l’horizon de l’antéro-postérieur, qui semble-t-il, nous cache quelque chose. Selon la définition d’Aristote, le temps serait ce qui vient à l’encontre quand on nombre le mouvement dans une perspective déterminée. Heidegger nous indique que le protéron kai ustéron peut être traduit par antérieur et postérieur, mais si nous voulons que le sens de cette expression se révèle à nous, il faut la comprendre comme «avant et après».(292)

Comment expérimentons-nous quelque chose comme le temps dans l’optique de l’avant et de l’après? Le temps est quelque chose qui vient à l’encontre dans le mouvement. Le caractère le plus général du mouvement est la métabolê, nous dit Heidegger. Celle-ci est le virage ou le passage de quelque chose à quelque chose.(292) Le mouvement peut être translation d’un lieu à un autre, mais il peut être aussi caractérisé comme altération. Dans l’altération, il y a un procès «de…à», mais il n’y a pas de changement de lieu, de translation dans l’espace. Par exemple, le virage d’une couleur, se produit en un même lieu. Donc ce passage au sens de l’altération ne doit pas être compris en termes d’espace. Heidegger appelle cette structure propre du mouvement dimension. Heidegger écrit : «La dimension désigne la tension par rapport à laquelle l’extension, au sens de dimension spatiale, ne représente qu’une modification particulière.[…] Ce qui est visé dans la structure «de quelque chose à quelque chose», c’est une acception tout à fait formelle de l’écart.»(293) Heidegger fait cette spécification, car Bergson a commis cette erreur d’avoir interprété ce caractère de dimension propre au temps, comme étendue spatiale.

Heidegger écrit : «Aristote ne réduit pas le temps à l’espace, pas plus qu’il ne le définit exclusivement à l’aide de l’espace, comme si une détermination spatiale s’introduisait subrepticement dans sa définition du temps. Il veut simplement montrer que et dans quelles conditions le temps est quelque chose du mouvement.»(294) Revenons à l’horizon de l’avant et de l’après. Celui-ci est l’horizon d’un «de…à». Dans le parcours d’un mobile «de…à», nous retenons le lieu parcouru comme «point de départ» et nous sommes dans l’attente du prochain, à titre de «point d’arrivée».(295) Autrement dit, chaque position du mobile, dans le contexte du «de…à» est un maintenant-là, maintenant-là, maintenant-là. Ce que nous comptons dans cet horizon ce sont donc les maintenant. Lorsque je regarde ma montre, je dis «maintenant» de manière implicite. Je pré-donne le temps à la montre, qui me donne alors la mesure (le «combien») du maintenant. Le «bientôt» est un «pas-encore-maintenant», et le «jadis» est un «ne…plus-maintenant». Selon Aristote, le maintenant accompagne le mobile. Autrement dit, le maintenant est coaperçu dans l’expérience du mouvement. Dans la mesure où il est coaperçu, cela signifie pour Aristote qu’il est, au sens large, conombré, poursuit Heidegger.(296) Heidegger écrit : «Protéron-ustéron signifie en première ligne pour Aristote l’avant et l’après dans la série des lieux. L’expression a donc un sens non temporel. Mais l’expérience de l’avant et l’après présuppose en elle-même, d’une certaine manière, l’expérience du temps, l’antéro-postérieur.»(297) Heidegger spécifie que la manière dont Aristote conçoit la signification du protéron-ustéron demeure hésitante.

Revenons au «maintenant». Le maintenant a pour trait caractéristique d’offrir deux visages, nous dit Heidegger : «Le maintenant que nous nombrons au cours d’un mouvement est à chaque fois un autre.[…] Cependant, les maintenant à chaque fois différents sont en tant que différents pourtant toujours la même chose, à savoir des maintenant.»(298) Dans le maintenant, une référence au ne-plus et au pas-encore est toujours déjà présente.(299) Le maintenant est ce qui passe, celui-ci a un caractère de passage, ou plutôt, il est en lui-même passage. Il est donc impossible de caractériser les maintenant comme suite de points séparés, car «le maintenant est un continuum de flux temporel, et non pas une partie.»(300) Il s’ensuit de tout cela que le maintenant lui-même n’est ni en mouvement ni en repos, celui-ci n’est donc pas dans le temps.

Le mobile est donc enveloppé par le temps. Par contre, un triangle par exemple, est au-delà du repos et du mouvement, et par conséquent n’est pas enveloppé par le temps. Cette interprétation de l’intratemporalité, écrit Heidegger, déclare du même coup ce qui peut être intratemporel et quel est par ailleurs le mode d’être de ce qui est extra-temporel.(304) Comme nous l’avons vu, le temps se dévoile quand nous faisons l’expérience du mouvement. Le mouvement par contre, n’est pas nécessairement compris au sens du déplacement d’un lieu à un autre. Par exemple, dans les comportements psychiques, il y a un passage des uns dans les autres, l’un se change en un autre. Ceci nous fait penser à la métabolè, que nous avions caractérisé plus haut. Dans un comportement psychique, nous pouvons nous arrêter et demeurer auprès de quelque chose.(305) Heidegger conclu : «L’âme a donc aussi un caractère de mobilité. Même quand nous n’avons l’expérience d’aucun mobile au sens du présent là-devant, mouvement et donc temps se dévoilent pourtant à nous à travers l’expérience de nous-mêmes au sens le plus vaste du terme.»(305) Mais il s’ensuit un grave problème : pourrait-il y avoir temps s’il n’y avait pas d’âme? La réponse est : non. Sans âme il n’y a pas de nombrer, pas de nombrant; sans nombrant, il n’y aurait pas de nombrable ni de nombré, il n’y aurait donc pas de temps.(305)

Cependant le temps, du fait qu’il enveloppe les objets, est plus objectif que tous les objets, et du fait qu’il ne peut être sans l’âme, il est aussi subjectif. Alors, nous posons la question : le temps est-il objectif ou subjectif? Cette question est indécidable, nous dit Heidegger, car ces deux concepts («objet» et «sujet») sont douteux. Heidegger écrit : «Le temps n’est pas indépendamment de l’âme. Mais s’il est vrai qu’il dépend de la numération des nombres, il n’en résulte pas pour autant qu’il est dans l’âme quelque chose de psychique.»(306)
Nous voyons ici qu’il est nécessaire d’apporter davantage d’éclaircissements sur ce qu’est le temps. Selon Heidegger, la définition aristotélicienne du temps n’est que le point de départ de l’interprétation du temps. Pour Heidegger, le temps qu’Aristote définit renvoie à un temps plus originaire. Le temps défini par Aristote serait donc dérivé de cette temporalité première, originaire. La définition aristotélicienne du temps comme suite de maintenant est appelée temporalité vulgaire, c’est un temps dérivé de la temporalité originaire. Voyons maintenant ce que Heidegger entend par «temporalité originaire».

Quand je lis l’heure en utilisant une montre, le temps n’est pas l’objet véritable de mon regard, ni la montre d’ailleurs. Quand je regarde l’heure, je me demande par exemple, combien de temps il me reste pour finir cette page(car j’ai rendez-vous). Ce que je demande en regardant l’heure, c’est combien de temps j’ai encore pour faire ceci ou cela. Le temps que je cherche à déterminer est toujours «temps pour», «temps de».(310) Nous comptons toujours déjà avec le temps avant de regarder l’heure en mesurant le temps, ajoute Heidegger. Lorsque nous regardons l’heure et disons «maintenant», nous ne sommes pas orientés sur le maintenant comme tel, mais sur ce pour-quoi, de quoi il est encore temps maintenant.(311) Quand je dis «maintenant», je m’échappe, je suis auprès de ce dont il est temps.(311)

Le temps pour, au sens de ce qui est opportun ou inopportun de faire présentement est nommé par Heidegger la significabilité. De même, chaque maintenant comporte toujours une date en tant que «maintenant», au moment où se passe, arrive ou subsiste ceci ou cela.(315) C’est ce que Heidegger appelle le caractère datable du temps, la databilité. Aussi, quand je suis en attente de quelque chose, je dis «bientôt», et dans chaque bientôt se trouve implicitement compris un «à partir de maintenant et jusqu’à ce que…». Dans le bientôt je vise toujours un intervalle jusqu’à un certain point déterminé.(317) Cet intervalle constitue l’être-étendu du temps. De plus, lorsque je dis «maintenant», tous comprennent ce maintenant, le maintenant est accessible pour tous, il est intelligible. Ceci constitue l’être-public du temps. Tous ces caractères du temps constituent la temporalité originaire, ce que nous ne retrouvons pas dans le temps tel que défini par Aristote, que Heidegger appelle «temps dérivé».

Quelles autres différences trouvons-nous entre le temps originaire et le temps dérivé? Le temps originaire, tel que nous l’explique Heidegger, est ekstatique. Qu’est-ce que cela signifie? Ekstatique signifie hors-de-soi. Le temps originaire est hors-de-soi. Expliquons. Lorsque je suis dans l’attente d’un événement par exemple, mon Dasein est toujours co-attendu, j’adviens à moi-même (ad). Lorsque je retiens ou j’oublis un événement, je me rapporte toujours à ce que j’ai déjà été moi-même, je me co-retiens dans la rétro-cession (retro). Lorsque je suis dans l’attente ou que je retiens (ou oublis), je me rapporte toujours à un présent-subsistant et le garde en ma présence, je séjourne-auprès-de, je suis être-auprès-de (prae).(321) Ces caractères d’ad, de retro-, de prae-, révèlent la constitution fondamentale de la temporalité. Cette temporalité est hors-de-soi, ekstatique.

La raison pour laquelle Aristote n’arrive pas à apercevoir la temporalité originaire vient du fait que le Dasein a tendance à s’identifier spontanément à ce qui se trouve devant lui, l’étant-subsistant. Aristote donc, ne fait pas exception, il dit que le temps est quelque chose du mouvement. Ce qui signifie que le temps est en un certain sens.(327) Si le temps est, il ne détermine donc pas l’être, il est plutôt déterminé par l’être. L’être étant l’être-subsistant, le temps sera donc quelque chose de subsistant dans la mesure où il est présent avec le mouvement. Le temps qui vient l’encontre du Dasein sera donc interprété lui aussi comme quelque chose de subsistant. Ceci aura pour conséquence que les maintenant seront donnés comme intratemporels. Si les maintenants sont intratemporels, ceux-ci apparaissent et disparaissent au sens de l’étant-subsistant et se transforment en ce qui n’est plus présent-subsistant.(327) Le temps devient donc un flux indépendant de maintenant successifs.(327) Un tel flux est donné tout comme l’espace, et c’est en raison de ce parallélisme que le temps passe pour infini, alors que la temporalité originaire est finie, de par son essence.(328)

Cette temporalité originaire nous permet de comprendre l’être de l’étant, elle projette l’étant en direction de son être, mais qu’est-ce qui nous permet de comprendre l’être, sur quoi l’être est-il projeté? Heidegger pense que l’être est projeté en direction du temps. Heidegger appellera ce temps la Temporalität (être-temporal), pour bien la différencier de la temporalité du Dasein (Zeitlichkeit). C’est la temporalité de l’Être (Temporalität)que Heidegger cherche à élucider dans «Être et Temps», il ne pourra toutefois y parvenir. C’est la raison de ce présent ouvrage, mais Heidegger ne pourra quand même arriver à répondre à la question.


Conclusion.

Ainsi, Heidegger ne répond pas à la question de la temporalité de l’Être. Nous pouvons aussi nous demander s’il est même possible d’y répondre. Car si dans la temporalité du Dasein l’étant est projeté en direction de son être, et que dans la temporalité de l’être celui-ci est projeté en direction du temps, le temps, lui, sera projeté en direction de quoi? Est-il possible ici que nous soyons renvoyés à un progressus in infinitum ? Il est possible de le croire. Cependant, Heidegger laisse cette question de côté.

Nous rencontrons de même un autre problème. Est-il possible que l’interprétation de l’être comme pro-duction, qui selon Heidegger domine toute l’histoire de la philosophie, remonte jusqu’à Parménide? En effet, nous dit Heidegger, dans la phrase de Parménide «l’être et le penser sont le même», le penser c’est le noein, or celui-ci renvoi à un percevoir, qui est un accueillir purement et simplement, un appréhender dans l’intuition, et qu’est-ce qu’un percevoir sinon un amener à la présence. «Amener à la présence» c’est le sens de pro-duire, ce qui renvoi aussi à poiên, poêsis et tèknè au sens le plus large. Heidegger nous dit aussi que l’«être» dans la phrase de Parménide est effectivité, au sens de ce qui est là, présent-subsistant. Heidegger fera ainsi un lien entre l’idée du Bien chez Platon, qui est le suprêmement étant, celui qui rend possible la connaissance et la vérité, et l’interprétation de Parménide. Heidegger demande : quel lien y a-t-il entre l’idée du Bien et le pro-duire? Heidegger répond que l’idée du Bien n’est pas autre chose que le demiourgos, le producteur par excellence. Il y a donc continuité dans l’interprétation de l’être comme pro-duction, de Parménide à Platon. L’idée du Bien est ce qui permet la venue à la présence de la connaissance, et de tout ce qui est. De même lorsqu’il nous dit que l’être chez Kant est interprété comme effectivité, et que l’effectivité est un percevoir, il y a ici un lien à faire avec Parménide. Celui-ci aurait littéralement anticipé la proposition de Kant avec la sienne : to gar auto noein estin te kai einai, l’être et le penser sont le même.

Il est difficile de se prononcer sur les conclusions de Heidegger, premièrement parce que nous ne savons pas d’où celui-ci prend la connexion entre l’idée du Bien et le demiourgos, et deuxièmement, parce que nous ne savons pas où celui-ci veut en venir en nous faisant voir la continuité qu’il y aurait entre Parménide, Platon et Kant. Nous savons que le demiourgos est le producteur, mais nous ne savons pas vraiment s’il s’applique à l’idée du Bien, car les connaissances à ce sujet nous font défaut. Nous savons par contre que ces questions posent de graves problèmes d’interprétations, et qu’il est possible d’infléchir dans un sens ou dans l’autre le sens de certains mots, surtout lorsque ceux-ci remontent à l’antiquité, afin de parvenir aux conclusions que nous souhaitons. Cependant, les liens que fait Heidegger nous forcent à nous poser des questions intéressantes au plus haut point, et à chercher à savoir s’il a effectivement raison. Nous sommes forcés pour la cause de nous tourner vers les Grecs et de questionner, de nous plonger dans les problèmes que l’interprétation des textes nous pose, ce qui n’est pas une mince tâche, mais qui a peut-être l’avantage nous mettre en chemin pour une compréhension authentique des problèmes philosophiques qui prennent leur source dans la pensée grecque.